Afin que son histoire ne soit pas oubliée, nous publions aujourd’hui le témoignage traduit de l’anglais d’un jeune ghanéen nommé Ibrahim. Alors qu’il était parti découvrir la Libye, les conséquences de la révolution l’ont poussé à risquer sa vie pour arriver en Europe.
« Ils pensent que tu es un chien. »
Ibrahim*, rescapé originaire du Ghana – Témoignage recueilli sur l’Aquarius le 30.05.2018
Je m’appelle Ibrahim*, je suis un technicien de 28 ans originaire d’Accra, au Ghana. Je voyage seul, mais j’ai rencontré mon ami Abbas ici par hasard, dans un fast-food ghanéen à Tripoli, et nous avons pris le bateau ensemble.
J’ai quitté le Ghana il y a presque dix ans, le 28 juillet 2009. Je suis parti, tout simplement parce que j’étais curieux et que je voulais explorer le monde, pas par manque d’argent ou autre. J’ai pris un bus d’Accra à Niamey, au Niger, j’y suis resté un mois et demi, puis je suis allé dans une ville appelée Agadez, avant d’arriver en Libye. A l’époque, il y avait des rebelles touaregs dans le désert, j’ai donc dû engager des soldats pour nous escorter. Nous avons payé un homme qui a coordonné les soldats. Je n’avais pas de passeport, juste une carte d’identité ghanéenne.
J’ai toujours été accompagné par la miséricorde du génie (le djinn), la miséricorde de Dieu, et je n’ai pas connu de difficultés [avant la Libye]. J’ai payé environ 500 dollars pour me rendre d’Accra à Sabha, dans le Sud de la Libye, où ma grand-tante vivait avec son mari. J’ai vécu avec eux. Mon grand-oncle était technicien, il m’a donc appris tout ce qu’il savait, et j’ai travaillé à Sabha. Ma destination a toujours été la Libye, et je ne pensais pas du tout venir en Europe.
« Après la révolution, tout s’est effondré. »
C’était encore à l’époque où Kadhafi était au pouvoir. Il y avait alors un racisme rampant – ils appelaient les Africains « abat », ce qui signifie « esclave » en arabe – mais j’étais libre, et j’ai obtenu un passeport ainsi qu’un permis de séjour. Après la révolution, tout s’est effondré. Je ne sais pas combien de fois j’ai été volé – combien de téléphones j’ai perdu ? Un nombre incalculable ! – Je ne sais pas non plus combien de fois j’ai été arrêté au hasard. Ce que j’ai le plus remarqué, c’est qu’après la révolution, tout d’un coup, il y avait des armes partout. A l’époque de Kadhafi, tout le monde avait des couteaux, si vous étiez un homme fort, vous pouviez donc vous défendre. Mais si vous êtes face à une arme à feu, que faites-vous ? Même les enfants de cinq ans en ont.
Sabha est devenu l’endroit le plus dangereux de Libye. Avant, je menais une vie normale, mais après la révolution, il fallait faire très attention – à l’intérieur de la maison, à l’extérieur, partout. Une fois, quelqu’un est entré chez moi et m’a demandé mes papiers. Je les lui ai montrés, et il a déchiré le permis de séjour de mon passeport, juste comme ça. J’ai également été arrêté et placé dans un centre de détention, où j’ai été battu à de nombreuses reprises. Les Libyens sont des Nord-Africains, mais ils nous appellent « Afarka » – les Africains – et nous traitent différemment. Ils pensent que tu es un chien. Une fois, j’ai été menotté pendant deux jours, avant de payer avec l’argent qu’il me restait pour être libéré. Dieu merci, je n’ai jamais été vendu comme esclave, mais je n’étais pas libre non plus.
J’ai décidé de faire la traversée vers l’Europe en avril dernier. J’ai été kidnappé à nouveau, mais cette fois, par un Libyen qui se disait mon ami. Il s’appelle Hosam. Je connais encore son numéro par cœur. C’est dans ma tête et je ne peux pas le sortir de mon esprit. Il m’a emmené chez son père et m’a dépouillé de tous mes biens, y compris de mon nouveau téléphone. J’ai alors compris que je n’étais plus en sécurité. En août, j’ai tenté la traversée avec un bateau pneumatique pour la première fois. Nous avons été intercepté.e.s par les garde-côtes. Ils battaient pavillon italien, nous pensions donc que nous étions en sécurité, mais il s’est avéré qu’ils étaient libyens. Après cela, j’ai été placé dans un centre de détention. Des ONG sont venues inspecter ce centre, mais chaque fois, les Libyens savaient qu’ils venaient, et nous donnaient de nouveaux vêtements et de la nourriture de qualité pour donner l’impression que nous vivions dans de bonnes conditions. Je ne connaissais pas le nom des ONG. Finalement, j’ai pu rassembler assez d’argent pour sortir.
Cette fois-ci, je n’ai rien payé pour avoir une place dans le bateau pneumatique, car je connaissais beaucoup de gens et je leur ai demandé de m’aider. Quand j’arriverai en Italie, j’aimerais obtenir des papiers, travailler et pouvoir retourner parfois au Ghana. J’aimerais aussi écrire à Hosam, et lui dire : « Si tu penses être un homme, viens me chercher ici en Europe. » Je voudrais également faire venir ma grand-tante en Europe pour qu’elle demeure avec moi. Mais pas de cette façon : correctement, avec un visa, et par avion. En toute sécurité.
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* Le nom et la photo ne correspondent pas à la personne qui témoigne, de manière à protéger son identité.
Crédits photos : Anthony Jean/SOS MEDITERRANEE