Yoel*, rescapé d’origine érythréenne et père de cinq enfants, a été secouru par les équipes de SOS MEDITERRANEE au mois de décembre 2021. À bord de l’Ocean Viking, deux jours après avoir échappé à la mort en mer, il nous a raconté une partie de son histoire.
Yoel* quitte l’Érythrée, son pays natal en proie à la dictature, il y a plus de cinq ans. Après quatre années difficiles passées dans un camp de réfugié.e.s au Tigré, en Éthiopie, la guerre éclate dans la région. Il réussit à s’échapper et se rend au Soudan. Face au manque d’opportunités de travail, il décide de gagner la Libye. À son arrivée, Yoel explique avoir été détenu arbitrairement pendant plusieurs mois : d’abord à Kufra, une ville frontalière avec le Soudan, puis de nouveau à Tripoli, notamment dans un centre de détention tristement célèbre appelé « Ghut Shaal », situé dans le quartier de Gargaresh. Il implore un soutien pour toutes les personnes qui sont encore piégées en Libye, et en particulier pour les femmes et les enfants, pour lesquels il exprime d’immenses inquiétudes.
Depuis le module médical de l’Ocean Viking, Yoel décide de témoigner, deux jours après son sauvetage. Le 16 décembre, par un froid matinal, il a été secouru d’une embarcation pneumatique surchargée : à bord, 113 autres personnes, dont des femmes, deux enfants de moins de 8 ans et deux nouveau-nés de moins d’un mois. Ils avaient passé toute la nuit entassé.e.s les un.e.s sur les autres, sans gilet de sauvetage. L’homme de 44 ans commence son récit : « Je ne peux pas vous dire ce que j’ai vu et ce qui s’est passé en Libye. Je n’ai pas les mots », dit-il. « J’ai vu des gens battus, tués et violés ».
Yoel explique qu’il est passé d’un centre de détention à un autre en Libye, sans aucune forme de procès ni d’accès aux droits humains fondamentaux. À son arrivée à Kufra, à la frontière avec le Soudan, il est immédiatement placé en détention et n’en sort que cinq mois plus tard, après avoir collecté suffisamment d’argent pour payer ses geôliers. « Si tu paies, tu es libéré. Si tu ne paies pas, tu es battu. Après cinq mois, j’ai réussi à payer avec l’aide d’autres personnes. »
Yoel choisit à ce moment de se rendre à Tripoli, la capitale de la Libye, dans l’espoir de trouver du travail. Mais les milices décident alors d’emmener tou.te.s les étranger.e.s en « prison »[1] : « Nous sommes resté.e.s là pendant deux semaines dans des conditions terribles. Beaucoup d’entre nous souffraient de la faim. Nous étions battu.e.s par les gardes, et ils ne nous donnaient pas à manger jusqu’à ce que nous soyons au bord de la mort. Nous souffrions beaucoup et avons décidé de protester et de quitter cet endroit. […] Le gouvernement[2] nous a suivi.e.s, ils nous traquaient dans les rues. Ils nous tiraient dessus, et j’ai reçu une balle dans la jambe. Je suis tombé et j’ai perdu connaissance au milieu de la rue. […] Beaucoup de personnes ont été tuées ce jour-là ».
Yoel raconte avoir vu des corps de personnes décédées jetés dans des poubelles. « Elles n’étaient même pas enterrées au cimetière », se souvient-il. D’autres sont mortes à l’hôpital, témoigne Yoel. Selon lui, il y avait environ 2 500 personnes dans ce centre de détention de Tripoli, « Ghut Shaal ».
Lorsqu’on lui tire dessus, Yoel croit qu’il va mourir là, sur place. Les gens partagent des photos de lui gisant dans la rue, blessé : « Ma famille pensait que j’étais mort. C’était très triste », murmure-t-il. Finalement, lui et d’autres personnes blessées sont emmenées dans un hôpital pour y être soignées. Mais au bout d’un mois, elles sont contraintes de partir : « L’hôpital nous a dit de partir parce que nous n’avions pas de quoi payer », explique-t-il. Lorsqu’il quitte l’hôpital avec d’autres ancien.ne.s détenu.e.s, ils se rendent dans le tristement célèbre bidonville de Gargaresh à Tripoli. Il est connu pour ses raids arbitraires visant les personnes migrantes et demandeuses d’asile : « des gens venaient toutes les nuits et nous menaçaient pour récupérer nos téléphones et notre argent ».
« Le jour où nous avons quitté la Libye, j’avais décidé que si les garde-côtes libyens arrivaient, je me jetterais à l’eau et je mourrais. Beaucoup de personnes avec moi à bord de l’embarcation avaient pris la même décision. »
« Nous savons ce qui arrive aux femmes en prison et pourquoi ils les y maintiennent. »
« Je vous supplie de faire de votre mieux pour aider les personnes qui sont encore [dans les centres de détention] en Libye. S’il vous plaît, aidez ces gens », plaide Yoel. Il est particulièrement inquiet pour les femmes détenues arbitrairement : « Il y a beaucoup d’abus envers les femmes. Elles doivent payer plus cher pour être libérées de prison, et même si elles paient beaucoup, elles ne sont pas toujours libérées. Nous savons ce qui arrive aux femmes en prison et pourquoi ils les y maintiennent. Aujourd’hui encore, il y a des femmes dans cette prison. Je vous demande à tou.te.s de trouver une solution pour ces femmes. »
« Ce bateau est un paradis. Je ne veux rien de plus que ça. »
Désormais, Yoel espère pouvoir consacrer sa vie à sa famille. « J’ai des enfants et je veux qu’ils aient une meilleure vie que celle que j’ai eue. Tout ce que je fais, c’est pour eux. Aujourd’hui, je suis tellement heureux. »
Lorsqu’il témoigne, cela fait deux jours que Yoel est sur le pont arrière de l’Ocean Viking, avec 113 autres hommes, femmes et enfants. Il dort sur le sol des conteneurs servant d’abri aux hommes et mange des rations alimentaires hyperprotéinées. En attendant de débarquer dans un lieu sûr, il n’y a ni intimité ni confort pour lui et les autres rescapé.e.s. Pourtant, pour Yoel, « ce bateau est un paradis ». « Je ne veux rien de plus que cela », déclare-t-il. « J’ai l’impression d’être né à nouveau le jour où vous nous avez secouru.e.s. Je consacrerai un jour à la célébration de ce moment de ma vie. »
« Depuis notre sauvetage, j’ai vu la façon dont vous nous traitez, avec respect. Ça n’a rien à voir avec la façon dont nous étions traité.e.s en Libye. Cela me fait réfléchir à quel point les êtres humains peuvent être différents les uns des autres. »
*Pour protéger l’identité du rescapé, le prénom a été modifié.
© Photos : Laurence Bondard / SOS MEDITERRANEE
[1] Il est fréquent que les rescapé.e.s détenu.e.s arbitrairement en Libye désignent comme « prison » les centres de détention
[2] On ignore s’il fait référence au gouvernement reconnu ou à d’autres formes d’autorités libyennes