Mubarak* a été secouru par l’Ocean Viking dans les eaux internationales au large de la Libye le 20 mars 2021. L’un des boudins du bateau pneumatique sur lequel il se trouvait avec 105 autres personnes était percé, de l’eau rentrait dans le bateau quand nos équipes sont arrivées. La météo se dégradait, elle aussi. Deux heures à peine après la fin de l’opération de sauvetage, une forte bourrasque est venue agiter la Méditerranée centrale. Si nos équipes n’étaient pas intervenues, les conditions météorologiques auraient pu être fatales pour l’ensemble des enfants, femmes et hommes qui se trouvaient à bord, sans gilets de sauvetage. À tout juste 17 ans, Mubarak a vécu et survécu à de nombreuses tragédies, dont un naufrage au large de la Libye. Quelques heures avant son débarquement à Augusta, en Sicile, le 23 mars, ce Guinéen a souhaité nous raconter une partie de son histoire.
« C’est la troisième fois que je tente de fuir la Libye par la mer. C’est un risque mais on n’a pas le choix. C’est encore plus dangereux de rester en Libye. Il n’y a pas de vie là-bas. C’est l’enfer. La première fois que j’ai pris la mer, on avait quitté les côtes libyennes aux environs de 23 heures, en juin 2020. On est restés quatre jours en mer. On s’était perdus, il y avait le mauvais temps. La tempête, la pluie… on était trempés, épuisés. Il y a des gens qui ont vomi, d’autres qui ont perdu conscience. Dieu merci, il n’y a pas eu de morts. On a tourné autour d’un bateau pendant trois jours. C’était un pétrolier. En ces temps, il n’y avait pas de bateaux humanitaires. On voulait partir directement jusqu’à Lampedusa mais ça n’a pas marché. Après quatre jours, on a décidé de faire demi-tour, on est retournés à Zawiya. On n’avait pas le choix.
« Trois personnes sont mortes ce jour-là »
La deuxième fois, en décembre 2020, on a fait naufrage. On a été lancés à 23 heures. On était 130 et quelques personnes. Il y avait des enfants, des femmes enceintes, des bébés aussi, de deux ou trois ans. On était très, très surchargés. Au départ, on a dit que le zodiac n’était pas bon. Mais on nous a répondu qu’on n’avait pas le choix et que si on restait on perdrait notre argent. On ne pouvait pas faire demi-tour. On a fait naufrage vers 9h du matin, jusqu’à 10h à peu près. Un des boudins du bateau s’était percé. Les gens de ce côté du bateau sont tombés à l’eau. Il y avait encore un boudin gonflé de l’autre côté mais il fallait faire attention à ne pas surcharger ce côté-là, sinon tout le monde serait tombé à l’eau. Trois personnes sont mortes ce jour-là. C’était la catastrophe. Mais Dieu a sauvé certains d’entre nous. Le téléphone n’est pas tombé dans l’eau, on a pu appeler Alarm Phone [NDLR : assistance téléphonique civile en mer Méditerranée] pour donner notre position. Les garde-côtes libyens sont venus. Ils nous ont dit qu’ils nous donneraient à manger et nous laisseraient repartir. Mais d’un seul coup ils ont changé d’idée. On a été envoyés dans un centre de détention. Là-bas, tu es obligé de payer pour sortir. Si tu n’as pas l’argent, tu resteras là-bas. Il n’y a pas de rapatriement.
Dieu m’a aidé, j’ai pu sortir du centre de détention au bout de 14 jours. J’ai trouvé des gens qui y sont restés plus de six mois, c’était très difficile. Dès que je suis sorti, je me suis dit que je devais retenter ma chance. Bien sûr, je connaissais le risque. Je le connaissais bien. C’est très dangereux. Beaucoup de gens ont perdu leur vie en mer. Mais même si on déteste l’idée de mourir, on ne peut pas l’empêcher. C’est mieux de sortir de la Libye par la mer que d’y rester. On te traite comme un esclave en Libye. En 2017, ils ont fait des choses à la vue de tous, le monde s’est réveillé. Maintenant, les choses se font en cachette. Mais les autorités savent.
La plupart des gens ont des numéros de téléphone sur leurs vêtements. Moi-même, j’en avais un en cas de besoin. Parce que quand on te lance [NDLR : quand le bateau de fortune part en mer], soit tu arrives à traverser, soit tu fais naufrage, soit on te prend. Et si on te prend, c’est la prison [NDLR : centre de détention], c’est sûr. Et si tu te retrouves en prison, le seul moyen d’en sortir c’est de payer. Pour ça, il faut pouvoir appeler des proches. Donc les gens ont leur numéro d’urgence sur le vêtement et en cas de besoin, ils peuvent donner le numéro aux gens qui font leur business dans les prisons. Les gens appellent le numéro et disent qu’il faut envoyer de l’argent pour nous sortir de prison. C’est un pays qui n’a pas d’ordre. Tout le monde est armé. La population est armée. Et les étrangers sont toujours victimes.
Tout le monde n’a pas la force de supporter ce qui se passe en prison. Tu manges une fois par jour, à 18h. On te donne une assiette avec une petite portion de riz et de spaghettis pour cinq personnes. Tu imagines ? Ils frappent les gens aussi. Complètement. L’autre jour, ils ont frappé les gens parce que des jeunes se plaignaient de ne pas avoir assez à manger. Ils avaient entre 13 et 15 ans en moyenne. Ils avaient besoin de manger. Nous, on peut supporter certaines choses, mais les enfants ne peuvent pas. Les gardes de la prison ont frappé les gens à cause de ça. Ils ont frappé beaucoup de gens. Ils ont même cassé les pieds de certains, avec des bâtons. On ne regarde même pas où on va te frapper. On te frappe sur la tête, sur les pieds… N’importe où.
« Le meilleur souvenir de ma vie, c’est aujourd’hui »
J’ai passé six mois en tout en Libye, et quatre ans en Algérie. J’ai quitté mon pays, la Guinée-Conakry, à 13 ans parce que mon papa est décédé. C’est lui qui faisait tout. En tant que premier fils de la famille, je devais prendre mes responsabilités. Il faut savoir se sacrifier.
J’ai beaucoup souffert. Des années de souffrance. Mais aujourd’hui je suis très content. Les mots me manquent. Le meilleur souvenir de ma vie, c’est aujourd’hui. Il ne faut jamais abandonner. Mais il ne faut pas se contenter de suivre ses rêves, il faut aussi réfléchir, apprendre et comprendre comment le monde fonctionne autour de soi. Avoir un rêve ne suffit pas. »
*Pour protéger son identité, le prénom et la photo ne correspondent pas à la personne qui témoigne