Le 22 février, les équipes de SOS MEDITERRANEE ont secouru en quelques heures quatre embarcations en détresse au large des côtes libyennes. En tout 394 personnes ont été sauvées et conduites en sécurité vers l’Italie. Une fois à bord de l’Aquarius, ils ont raconté la traversée, mais surtout l’enfer avant la mer, en Libye. Des récits qui ajoutent à l’horreur des informations qui rapportaient la veille la découverte de 74 corps de migrants sur une plage de Zawiya, à l’est de Tripoli. En Méditerranée, en ce début d’année, la situation semble plus dramatique que jamais. Témoignage.
Issouf enfile le survêtement propre qu’il vient de recevoir avec son « rescue kit ». Un bonnet fiché sur la tête, il s’isole ensuite du groupe. Les yeux rivés sur l’un des embarcations que les sauveteurs de SOS MEDITERRANEE sont encore train de secourir – les troisième et quatrième de la journée – il semble absorbé par les pensées. Sans doute est il encore sous le choc de ce qu’il vient à peine de vivre, de ce à quoi il vient tout juste de survivre. Cette longue traversée dans la nuit noire, sur un bateau pneumatique, à bord duquel ils étaient 90 à s’être embarqués. Le bateau était parti de Sabratah, à l’ouest de Tripoli.
Il n’a pas d’amis parmi ses compagnons de voyage, il ne les connaissait pas avant. Son seul ami, me raconte-t-il a été enlevé en Libye, il n’a pas pu le retrouver avant de partir. Issouf est très inquiet pour lui, il n’a pas pu prévenir la famille de son compagnon d’infortune, il s’est juste enfui. I. me montre une cicatrice sur son cou. « Ils m’ont fait ça avec un couteau, ils voulaient prendre mon argent ! ». La cicatrice, épaisse, est juste au niveau de l’aorte. Le jeune homme, à peine majeur, l’a vraisemblablement échappée belle ce jour-là. Il me montre ses mains, un des doigts est tordu. « Chaque matin, en prison, ils me retournaient les mains » explique-t-il d’une voix étouffée. Il n’arrive pas bien à articuler ses mots. Il porte ma main droite à sa mâchoire tuméfiée. « Là c’est enflé. Ils m’ont fait ça en me battant avec la crosse d’une kalashnikov ». L’évocation froide de ses souffrances me prend au dépourvu. Difficile de visualiser, d’imaginer, comment ce doux visage encore enfantin a pu essuyer des coups répétés, chaque jour, encore et encore, sans jamais en voir la fin, pendant les sept mois et trois semaines où il est resté en Libye.
« J’avais un seul ami libyen, il s’appelait Oussama, comme lui » dit-il en pointant d’un signe du menton le médiateur culturel de MSF à bord de l’Aquarius. « C’était un libyen mais d’origine soudanaise. Il m’a dit « mais pourquoi es tu venu en Libye ? Tu as fait une grosse erreur de venir ici !» raconte I. en répétant plusieurs fois : « une grosse erreur… ». « J’ai essayé de lui expliqué que je n’avais pas choisi, qu’on m’avait trompé, forcé à venir ici à Tripoli » poursuit-il. L’étincelle de joie que lui procure l’évocation de cet ami n’a pas de prix. « Si un jour j’ai un enfant, et que c’est un garçon, je l’appellerai Oussama ».
La lueur d’espoir ténue disparaît aussitôt de son regard. « En Libye, des enfants de 8 ou 10 ans vous agressent et vous battent dans la rue, devant les adultes. Tout ce que vous avez, les libyens vous le prennent, ils vous volent et si vous ne leur donnez rien, si vous n’avez rien à leur donner, ils vous tuent ou ils vous kidnappent ». Jamais un moment de répit, s’ils ne sont pas kidnappés et battus, les migrants africains doivent fuir. « En janvier, il y a eu des combats dans un quartier de Tripoli. Les Asma Boys contre la police. Ils ont dit à tous les noirs de partir » raconte encore I. « J’ai eu beaucoup de chance, j’ai réussi à m’échapper. Mais il y avait peut-être 6000 personnes qui fuyaient. Certains ont été capturés, ils ont rempli des bus avec des noirs qui ne savaient pas où aller. Et on ne sait pas ou ils les ont emmenés ».
« En Libye on ne peut faire confiance à personne, on ne sait jamais si ceux qui nous arrêtent et nous jettent en prison sont de la police ou si ce sont des Asma Boys » intervient C., un jeune nigérian emmitouflé dans une couverture panthère qui suivait notre conversation depuis le début. « Moi ils m’ont cassé la jambe en me frappant avec des bâtons, tous les jours. Pour me prendre mon argent et il n’y avait personne pour m’aider, pas d’hôpital. Sans médecins les gens meurent. J’ai vu des gens mourir en prison, beaucoup de gens ». Quelques minutes plus tôt, dans le shelter une jeune femme expliquait que les cadavres de ses amis avaient été abandonnés à côté d’elle. Que les corps se décomposaient à côté de son matelas.
« A peine arrivé en Libye, j’ai été jeté en prison. Dans cette prison il y avait des docteurs qui venaient, ils amenaient de la nourriture » poursuit C. «Mais les gardiens ne laissent pas les ONG nous donner à manger. Ils séquestraient toute la nourriture. Et à nous on ne nous donnait que des pâtes, des spaghettis, bouillis, sans goût ». Dans cette prison, raconte encore C., « les arabes viennent acheter les noirs pour les faire travailler. Ils vendent les noirs pour mille dinars ». « Quand la police de la mer libyenne nous intercepte pendant la traversée et nous ramène sur les côtes, ils nous disent qu’ils vont nous déporter dans nos pays. Mais tout ce qu’ils font c’est de nous revendre à quelqu’un d’autre ».
Recroquevillé sous l’escalier, I. approuve d’un signe de la tête. « Il paraît que cette route va être fermée dans un mois » dit-il. Il en a entendu parler en Libye, dans les camps, et s’inquiète pour tous les africains qui sont encore là bas. « Je pense à mes amis qui sont restés là bas, j’ai peur pour eux. La tête me fait mal, j’ai trop de pensées ».
Peut-être parce que la blessure à la mâchoire lui fait encore trop mal, I. est un des seuls passagers de l’Aquarius à même pas esquisser un sourire en posant pour la première fois le pied en Europe, dans le port de Trapani. Et pourtant, une fois les contrôles d’identité passés il va enfin pouvoir appeler sa maman. « Elle me manque, quand j’étais en Libye elle me disait de rentrer à la maison, elle ne voulait pas que je parte. Je lui ai dit « laisse moi essayer…» me confiait-il la veille en m’implorant de lui dire combien de jours encore il devait attendre avant de lui téléphoner. « C’est ma maman, elle souffre trop de ne pas savoir si je suis encore en vie ou mort dans la mer ».
Texte : Mathilde Auvillain
Photo : Marco Panzetti