L’Aquarius, une aventure humaine
4 novembre 2016

J’ai passé six semaines à bord de l’Aquarius de SOS MEDITERRANEE, en tant que sauveteur : ce que je peux en dire, c’est que cette aventure humaine est franchement étonnante

On est là, sur un bateau, avec tout ce que l’humanité peut offrir de types et de nanas brillants et passionnés.

Sur 68 mètres de longueur de coque, et on vit ensemble.

C’est plutôt cool !

Entre deux opérations il arrive qu’on poireaute.

On se pose un peu au-delà des eaux territoriales de la Libye et on se relaie aux jumelles en attendant d’apercevoir quelque chose qui normalement devrait être tout à fait inhabituel.

On trouve des bricoles à faire, le petit club de sport en fin d’après-midi prend vite beaucoup d’importance.

On répète des gestes de secourisme, on fait des petits exposés où chacun partage son expérience professionnelle, fait découvrir son domaine de compétences…Ce qui permet parfois d’apprendre beaucoup de choses, et pas seulement des choses marrantes…

On joue aux cartes, on bulle sur les réseaux sociaux…

Et puis soudain le bateau traverse une sorte de faille dimensionnelle.

Moment science-fiction.

Des êtres humains venus d’une autre galaxie, la galaxie de la guerre, de la dictature, de la famine et de l’épidémie, apparaissent au milieu de la nuit, au milieu de la mer, accrochés au dernier moyen de survie de leur existence.

Surréaliste.

Personnellement  j’avais anticipé cette rencontre, je m’y étais préparé, mais c’était ma première fois, et à 34 ans, moi qui pensais en avoir vu, bin j’ai été franchement choqué.

Ils sont là les gars, venants de Mars ou de je ne sais quelle planète éloignée, à taper contre le carreau.

Dans le faisceau lumineux de nos projecteurs apparaissent des petits groupes décharnés, ramassés sur eux-mêmes, tassés les uns contre les autres, les uns sur les autres même, juste de l’autre côté d’un mur invisible.

Ouais, à ce moment-là pas de doute : je suis encerclé d’un mur invisible d’institutions qui me protègent, et pas eux.

Des fois je pense négativement et j’ai l’impression que ce mur, c’est d’eux qu’il me protège.

J’ai l’impression qu’on est protégé par notre ignorance, qu’on ignore volontairement, qu’on fait tout notre possible pour ignorer, parce que la vision de ces gens gâche notre confort de vie.

Mais ils sont juste là, à deux jours de nav’, hallucinés, à se demander si ça y est, ils ont bel et bien franchi un désert intersidéral après des années d’errance, de privation, de souffrance, d’humiliation, dépossédés de tout.

Dans quel état ils sont. Les conditions de voyage sont dingues.

Y a pas de mots. C’est un aller simple pour la mort.

Quand je dis des petits groupes il faut s’imaginer jusqu’à 730 personnes sur un bateau de moins de 20 mètres, du délire !

Simplement inimaginable en fait, même en le voyant t’arrives pas à le croire.

J’ai même du mal à croire en mon souvenir, mon cerveau refuse d’intégrer ça, ça peut pas être réel !

Je passe les détails, si on peut appeler ça comme ça.

L’espérance de vie s’y compte en heures.

Et leur calvaire n’est pas fini.

Que leur reste-t-il ?

A quoi s’accrochent-ils, si ce n’est la vie ?

Car la vie suffit-elle ?

C’est là que j’ai percuté.

Ils n’ont plus rien, si ce n’est l’humanité qu’on a pas réussi à leur enlever.

C’est bien peu, mais c’est suffisant.

Et en cinq minutes, après s’être regardés dans les yeux et avoir échangé quelques mots, la vérité tombe, comme un couperet : on vient du même monde.

On est semblable au plus haut point, on se comprend super facilement.

Lavés, logés, légitimés, ces mecs-là sont des voisins de quartier tout ce qu’il y a de plus ordinaires.

On peut parler de tout, partager un repas, et jouer, rire.

Maudite soit la malédiction !

Au diable le passé, la guerre, la violence céleste des dieux impitoyables !

L’avenir, seul, compte.

Et les enfants.

On ne perd pas une minute pour courir, crier, chanter, jouer, câliner, faire des caprices … La vie n’attend pas !

En tous cas les enfants ne pensent qu’à vivre.

Quelle folie peut bien nous faire argumenter sur le fait de les aider ?

Et moi je pourrais être un de ces types-là, étendu sur le pont métallique, dur et froid d’un navire Allemand, abrité sous une bâche tendue avec des bouts de ficelles, cherchant le sommeil enroulé dans une couverture de déménagement, pressé contre un camarade de fortune, nourri de rations de survie.

J’ai vu ces hommes fiers se tenir collés les uns aux autres pour dormir un peu au chaud.

Je pourrais être un de ces types là et me gratter en rêvant d’une douche, après des années d’une galère impossible à raconter parce que trop longue, trop folle, et de toute façon chaque fois que tu te lances les gens pigent rien du tout, ils ne peuvent pas y croire, ça dépasse leur imagination, et pis tu sais plus si t’as besoin ou si t’en as marre de raconter.

Ça fait perpet’ que t’en peux plus et que tu continues malgré tout, alors tu dois tout reconstruire, y compris toi.

Les Africains parlent tous trois ou quatre langues et on leur reproche encore de mal s’exprimer en Français ou en Anglais…

Je ne sais même pas si j’aurais encore la volonté ou la capacité de parler après ce que ceux-là ont vécu.

Je le regarde, il tourne la tête, nos regards se croisent…

Ouais mec on s’est compris, c’est pas juste, je pourrais être toi, tu pourrais être moi, j’ai gagné à la loterie je sais pas trop comment.

Désolé mec.

L’empathie avec les migrants fut une expérience éprouvante.

Comment peut-on se mettre une seconde à la place de quelqu’un qui subit un tel système de déshumanisation…

Comment projeter son esprit dans une détresse dont les ramifications s’étendent des villages d’Afrique aux métropoles Européennes, avec tout ce que cela implique en termes de trafic humain, la vie dans la rue, la prostitution, le trafic d’organes, l’esclavage dès l’enfance, puis de discrimination, de ségrégation même, ces destins dramatiques dont je prends seulement conscience au contact de ceux qui en sont victimes…

« Sauver des vies », et se sentir cependant si impuissant devant cette détresse, est un paradoxe déchirant.

Heureusement il y a l’espoir, la libération, la beauté.

J’ai entendu les chants de louange des survivants, des heures durant, et leur seule évocation me tire les larmes.

Pouvez-vous imaginer ces femmes et ces hommes chanter des prières toute la journée, jusqu’au coucher du soleil, la nuit même, sans arrêt, pour remercier le ciel, le bateau et les humanitaires qui leur ont tendu la main ?

C’est un spectacle presque douloureux dont je me rappellerai toute ma vie.

Parmi les personnes que nous sauvons, je veux penser à ceux qui parviendront effectivement à cette vie meilleure qu’ils méritent.

Combien de sourires, de paroles simples et justes, peupleront désormais mes souvenirs, y apportant de brillantes couleurs.

Et mes chers collègues.

Sans vous j’ignorerais également ce que l’humanité produit de meilleur.

Au cours d’une telle aventure, les liens se tissent à une vitesse étonnante.

Je n’ai eu parfois que trois semaines pour savoir que certaines personnes me seront chères pour le reste de mon existence.

J’ai le cœur serré en pensant à ces personnes qui m’ont tant donné, avec qui j’ai tant partagé.

Des personnes qui considèrent leur prochain, avec qui on se sent exister.

Rien de tout ceci n’est possible sans la plus profonde volonté de vivre ensemble.

Tous, nous avons éprouvé cette mission dans notre chair, traversé des moments de doute.

Nous avons eu parfois besoin d’exprimer nos sentiments, pour chaque fois trouver une oreille bienveillante et compréhensive.

Ce sont ces liens qui nous permettent d’aller plus loin.

« Faire corps », sur l’Aquarius, est à la fois une volonté et une démonstration.

Parfois il faut se le rappeler :

Les gars !

On est au top là, on sauve des vies !

Qu’est-ce qu’on peut faire de plus beau ?

C’est quand même pas dégueulasse comme job !

J’ai serré les paluches de centaines de gars qui m’ont remercié de les avoir arrachés à la mort.

Je garde ça dans ma musette.

Ça vaut le coup, 1000 fois.

Après cette mission je me sens bien allégé niveau karmique !

A la fin, je conserve un sentiment à la fois diffus, irrévocable et réjouissant de fraternité.

Alors j’ai envie de continuer, de continuer à parler, à échanger des regards, à aller à la rencontre de l’Autre, pour que la seule réalité qui compte à mes yeux, le fait que nous soyons tous liés, soit toujours la plus présente.

Quand tu vois ce qu’on fait, t’es obligé de croire en l’humanité.

Sinon explique-moi aussi comment des Anglais, Français, Canadiens, Allemands, Ecossais, Irlandais, Palestiniens, Nigérians, Ghanéens, Philippins, Biélorusses, Russes ! Et j’en passe !

Des Athées, des Chrétiens, des Musulmans, des Juifs !

Des Viandards et des Végans !

Parce que oui, c’est ça l’équipage de l’Aquarius !

Comment tous ces gens de cultures si diverses, venant de partout dans le monde, pourraient non seulement travailler ensemble mais surtout s’entendre comme ils le font ?

C’est que tous, on s’est retrouvé devant la même situation horrible, et la réaction est unanime : on se sent concerné et touché, on est attristé et révolté, et on est fier d’être de ceux qui portent secours.

Faire preuve d’humanité y a rien de plus simple, il suffit d’être tous dans le même bateau.

Lorsque rien ne nous oblige à nous rapprocher de nos voisins, alors il devient possible de ne fréquenter que des gens qui ont exactement la même manière de vivre que nous, au point de penser que celle-ci est la seule qui vaille.

Et de reprocher aux autres leur façon d’être, sans même les connaitre, parce que nous ne faisons pas l’effort de les connaitre.

Si nous ne luttons pas ensemble pour le bien commun, nous luttons les uns contre les autres pour le malheur de tous.

C’est une chose que la mer vous apprend : On est infiniment plus fort en se serrant les coudes.

Et je crois bien qu’on est tous sur la même planète, et qu’elle est de plus en plus petite.

De retour en France, je me sentais complètement décalé.

C’est alors seulement que j’ai été frappé de plein fouet par les débats stériles et parfois même nauséabonds qui s’y tiennent, et que j’ai réalisé le caractère essentiel de notre mission.

Je constate que pour certaines personnes, il y a des catégories d’êtres humains qui valent moins que d’autres.

De façon pragmatique, j’éviterai de catégoriser parce que je trouverai assez désagréable que quelqu’un me mette un jour dans la catégorie de ceux qu’on laisse se noyer…

Je suis marin de métier et je me sentirais plus rassuré si le droit international était bien appliqué à tout le monde.

Mais malheureusement cette simple logique échappe à certaines personnes déjà dépourvues d’altruisme…

Alors à ceux qui parlent sans savoir, et à mes collègues restés à bord, je vous le dis : rien ne peut entacher la mission de l’Aquarius, de SOS Méditerranée et de Médecins sans Frontière.

Nous sommes bien, bien au-dessus de tout cela.

Car notre vaisseau nous sert à franchir cette distance « étrange » qui sépare les êtres humains.

Si devant cette distance comme moi vous vous êtes un jour demandé : Pourquoi ?

Puis : Que faire ?

Regardez bien l’Aquarius, regardez attentivement.

C’est la concrétisation d’un projet magnifique, né de l’engagement de toute une société de lanceurs d’alerte, de fondateurs, d’administrateurs, de donateurs, de spécialistes, de volontaires et de marins.

Ce que vous avez devant vous est une chose unique et trop rare, pourtant bien réalisable :

C’est une machine à voyager dans la compassion…

A l’humanité

Par Edouard Courcelle, ex membre du SAR

Crédits photos : Fabian Mondl