Fleur Le Derff a 26 ans, originaire du Finistère, elle a embarqué à bord de l’Aquarius début janvier. Lieutenant sur les ferries trans-manche elle a pris un congé sans solde de six semaines pour venir prêter main forte à l’équipe de SOS MEDITERRANEE. Ecrivain à ses heures, alors que le bateau faisait route vers la zone de sauvetage, Fleur a pris sa plume pour décrire les émotions extrêmes éprouvées pendant cette mission intense et bouleversante au cœur de la Méditerranée.
« Il est 03 h 30 du matin, sous vous la mer-ténèbres comme un berceau qui toujours vous garantit son accueil, dans votre dos les projecteurs de l’aventure humaine qui vous porte, et devant un entassement d’humanité conduit par des pleurs de nourrissons. Ils ont quelques mois d’existence et plus de douze heures passées dans cette honte d’embarcation. Pour les adultes « passer » coûte des milliers d’euros, dans votre tête il y a une voix sardonique qui demande s’ils font des ristournes pour les demi-portions.
Max demande les bébés, ils vous arrivent sans que vous ne distinguiez bien leur petite chair du gilet orange et trop grand qu’on leur a passé autour du cou. Imaginez qu’ils glissent et s’abîment et qu’entre vos mains il ne reste que ce gilet, leur fantôme et votre incompétence… Imaginez cela jusqu’à ce que vous sentiez les larmes poindre, torturez-vous un peu avec cette pensée : voilà vous êtes prêt. C’est le seul moyen que vous ayez trouvé jusque-là : rendre au pire ses marques de noblesses, sa place dans la construction de votre efficacité.
Ils remplissent tout le RHIB, on pourrait se croire dans une excursion scolaire. Vous en portez un minuscule pendant que les plus grands s’accrochent à vos bras et à vos jambes, il faut attendre que les mères vous libèrent. Quand elles arrivent elles regardent autour d’elles pour s’arrêter sur le leur : leur petite fille, leur petit garçon. Vous aimeriez les lui donner tous, mais non : elles n’en prennent qu’un et n’ont cure des autres. La grande plaie de leur monde se referme un peu quand elles tiennent leur enfant. Vous restez dans l’obscurité du vôtre.
Vous avez atteint le boat-landing de l’Aquarius, ils débarquent bon gré mal gré. Vous repartez aussitôt pour le pneumatique, il y reste quelques femmes et enfants et des centaines d’hommes. Ceux-là se tiennent plus sages qu’à l’accoutumée, les enfants près d’eux leur ont rappelé qui ils sont, ces petits et la force incroyable de leurs vies ont tenu en laisse leur animalité. Des garde-fous en couche-culotte…
Viennent ensuite les femmes aux ventres proches de l’explosion, les plus faibles qui s’affalent dans vos bras, celles qui ne possèdent même plus leurs corps et qui se laissent tomber au fond de l’embarcation, il y a les yeux et les joues marqués de larmes, les regards qui n’osent même plus le soulagement, et puis les attentifs et les fous : ceux qui partent en rire, en prières à tue-tête, et en sourires que vous ne saisirez jamais.
Les heures passent, le jour se lève, d’autres bateaux arrivent et se confondent. Vous êtes maintenant sur le pont de l’Aquarius et il y a toujours plus de personnes à hisser. Il y a cette femme énorme dont les jambes se dérobent au moment où vous la soulevez celui qui se jette à genoux, bloquant tout à fait le passage, et se met à prier un Dieu que vous aimeriez étriper, ces autres qui chantent des cantiques qui résonnent à vos oreilles comme un autre genre de torture, ceux qui meurent de s’allumer une cigarette et vous qui ne comprenez pas, qui ne comprenez rien, qui hissez parce qu’agir vous garde de penser, qui vous sentez si loin, qui saisissez à bras-le-corps en tenant votre âme à distance, parce que rien de cela n’est réel, rien ne peut vous atteindre, surtout pas les lambeaux de leurs vêtements, ni la puanteur inimaginable de leur terreur passée, ni l’hésitation de leurs gestes, encore moins l’évidence de leur souffrance comme celle de vos ressources limitées.
Plus tard, quand ils sont tous en sécurité à bord, il faut détruire leurs embarcations. Vous assistez à cela depuis le pont de l’Aquarius. Max et Tanguy détachent le moteur du tableau arrière. Quand ils y parviennent ils le laissent glisser dans la Méditerranée puis partent perforer la toile. Vous avez une pensée pour ce moteur, vous vous dites qu’à leur place vous seriez resté quelques secondes de plus à l’arrière du pneumatique, juste ce qu’il aurait fallu pour le voir englouti par l’eau redevenue bleue. »
Par Fleur Le Derff
Crédits photos : Federica Mameli