On nous avait dit qu’en Europe nous serions libres et en sécurité
19 mai 2017

Le 28 avril 2017, l’équipe de sauveteurs de SOS MEDITERRANEE secourt trois embarcations en pleine mer. En tout 187 naufragés sont accueillis sains et saufs à bord de l’Aquarius, dont 44 syriens. Francesca Vallarino Gancia, volontaire de SOS MEDITERRANEE à bord de l’Aquarius, a recueilli le témoignage de trois sœurs qui ont traversé le désert pour fuir la Syrie, puis la mer pour fuir la Libye.

« Assises dans un coin du « shelter », l’abri réservé aux femmes et aux enfants à bord de l’Aquarius, trois sœurs d’une même famille syrienne secourues d’un canot en pleine mer, acceptent de me raconter leur histoire, à condition de pouvoir garder l’anonymat.

Je les observe attentivement. Elles sont belles, courageuses, pleines de vie et d’une force incroyable, malgré tout ce qu’elles viennent de traverser. Elles parlent syrien et arabe, très peu anglais. Juste assez pour nous comprendre. Parfois, elles utilisent l’application d’un téléphone portable qu’elles sont parvenues à garder intact pendant tout ce voyage, afin de traduire certains mots. Autour d’elles, les enfants jouent, demandent des câlins. Les bébés pleurent. Elles les allaitent.

La plus jeune de ces trois sœurs a 26 ans et deux petits garçons de 6 et 3 ans. La cadette a 29 ans et trois enfants : une petite fille de 6 ans et deux garçons, l’un a 4 ans, l’autre 4 mois. Enfin l’aînée, 36 ans, a une fille de 17 ans et un fils de 23 ans.

Elles racontent comment elles ont quitté la Syrie en 2011, peu avant la mort de Mouammar Khadafi, laissant derrière elles une vie très dure et surtout une situation « très dangereuse ». Elles se rappellent du jour où des soldats sont entrés chez elles, armés jusqu’au dents, qu’ils ont pillé tous les objets de valeur, volé la voiture du mari de l’une d’elles et saccagé le garage où il travaillait.

C’est ce jour-là que les deux plus jeunes ont décidé de partir vers la Libye. Le voyage dura environ une semaine, à travers le désert. Dès le premier check-point, des hommes armés leur volèrent tout leur argent. Aux check-points suivants, vu qu’il ne leur restait plus rien, elles furent battues. « On ne nous a pas tués, parce que nous avions des enfants ».

« La traversée du désert a été terrible et terrifiante. Nous voyions des cadavres abandonnés dans le sable et nous avons eu tellement peur de mourir nous aussi. Les enfants étaient petits, ils pleuraient en permanence parce qu’ils avaient faim et soif. Puis ils ont arrêté de pleurer, parce qu’ils étaient trop faibles ».

La sœur aînée leur emboita le pas un an plus tard, quittant la Syrie avec son mari et ses enfants pour rejoindre le reste de la famille en Libye. A peine arrivée, son fils fut battu, menacé de mort et forcé de se rendre à l’école coranique pendant un an. Son mari lui fut enlevé par les milices libyennes cherchèrent à l’enrôler. Après deux semaines d’absence, il parvint cependant à rejoindre sa famille. « A partir de ce jour, il a vécu dans la peur qu’on revienne le chercher, la situation était devenue très dangereuse pour lui ».

L’une des sœurs s’approche de moi et m’explique à voix basse : « Nous ne sommes pas musulmans, nous sommes chrétiens et en Libye les chrétiens sont pourchassés. Les Libyens t’arrêtent pour vérifier si tu es musulman, ils te demandent de réciter un passage du Coran. Mon fils l’a appris à l’école coranique, c’est comme ça qu’il a pu nous sauver ». Elle reprend son souffle.« En Libye, on tue pour rien. On risque de mourir chaque jour alors qu’on n’a rien fait. Nous ne sortions pratiquement jamais de la maison, mais si nous devions sortir c’était toujours voilées, le visage couvert. Notre seul frère a lui aussi été enlevé et forcé à aller à l’école coranique, il est parvenu à s’enfuir et désormais il s’occupe de la défense des droits de l’homme. Nous avons souvent été l’objet de menaces à cause de notre religion » explique-t-elle.

Elle parle toujours plus bas, regarde furtivement autour d’elle pour s’assurer que personne d’autre ne nous écoute. « Nous sommes huit sœurs et un frère. Quatre de nos sœurs sont encore en Syrie, elles n’ont pas assez d’argent pour partir. Les routes sont bloquées et nos parents sont trop vieux pour affronter un voyage aussi long et aussi dangereux ».

Je lui demande s’ils avaient au départ comme projet de venir en Europe et  ce qu’ils espéraient y trouver. « Il y a deux ans, nous avons décidé de quitter la Libye, on ne pouvait plus vivre là-bas et nous ne pouvions pas non plus rentrer dans notre pays. Il nous a fallu beaucoup de temps pour réunir l’argent nécessaire pour faire le voyage. Nous ne savions rien de l’Europe, mais on nous avait dit que là-bas nous serions libres et en sécurité».

L’une d’elle s’approche de moi et me dit, un peu embarrassée : « J’avais très peur de la mer, je n’étais pas sûre de vouloir embarquer mais je voulais rester avec mes sœurs et de toutes façons je n’avais pas le choix. Tôt ou tard, en Libye, je serais morte. Une autre de nos sœurs devait venir aussi mais deux jours avant le départ, alors qu’elle marchait dans la rue, une voiture s’est approchée, des hommes armés sont descendus et l’ont enlevée. Nous n’avons plus de nouvelle depuis… »

Le silence retombe. Glacial. Quelques heures plus tard, dans le port de Pozzallo dans le sud de la Sicile, les voilà en Europe. « Accueillies » par la police, les gardes frontières de l’agence Frontex et par des journalistes qui braquent leurs objectifs sur ces réfugiées, sur ces trois femmes qui ont quitté la Syrie, dans l’espoir d’une vie meilleure en Libye… et qui ont quitté la Libye, dans l’espoir d’une vie meilleur en Europe.

Témoignage recueilli par Francesca Vallarino Gancia

Traduction : Mathilde Auvillain

Photo : Francesca Vallarino Gancia