Nous n’avions pas le droit de sauver des vies
25 avril 2018

Yann Levy est monté à bord de l’Aquarius pour sa première mission en tant que photographe en mars dernier. Il a ressenti le besoin d’exprimer son trouble face au sauvetage du 31 mars au cours duquel certains naufragés ont pu être accueillis à bord de l’Aquarius, tandis que d’autres sont repartis en Libye après l’intervention des garde-côtes libyens.

Catane le 6 avril 2018

Des milliers de fois, ils ont tendu la main

Il y a des signes que l’on ne met pas longtemps à comprendre : l’agitation dans les couloirs, les crépitements dans les talkies walkies, la sonnerie de téléphone… Le silence à nouveau, le téléphone encore, des mouvements dans le couloir, ceux des marins-sauveteurs souhaitant discrètement en savoir plus et le silence à nouveau. Celui qui nous ronge les sangs, cette attente mêlée d’impatience et d’angoisse… Et puis après, parfois, des heures d’attente et de recherche, tout s’accélère à nouveau.

En quelques minutes les équipes sont sur le pont, équipées, les zodiacs sont à l’eau, après la recherche et l’attente, l’action et le sauvetage. Le temps se dérobe si vite que l’on oublie son poids, si vite que l’on est déjà là, et, qu’un par un, on arrache des « bateaux de Dieu », ces destins à une mort que l’on devine certaine. Il n’y a pas d’hésitations, il n’y a pas de questions, mais il y a une réflexion.  Il y a des processus, chaque geste a été répété des milliers de fois. Des milliers de fois ils ont tendu leur main au milieu d’une foule compacte, autant de visages et de regards arrachés à l’angoisse, autant de vies sauvées, autant d’hommes, de femmes, d’enfants, d’adolescents, de bébés…

La Méditerranée est devenue cet ogre avide des âmes en détresse, elle ingurgite la misère du monde et vomit notre mauvaise conscience sur nos jolies côtes estivales. Il y a une nécessité à notre action, nous sommes sous le coup d’une injonction morale. Il y a donc une nécessité d’empêcher le monstre de continuer à engloutir ces âmes, nous devons les sortir des limbes.

Le 31 mars, nous avions déjà 253 personnes rescapées à bord de l’Aquarius lorsque le Centre de coordination des sauvetages en mer de Rome (IMRCC) nous informe d’un canot pneumatique à secourir. Il est 10h30 du matin. Nous mettons la machine en branle jusqu’à trouver l’embarcation, minuscule tâche d’ombre au milieu des nuances de bleu. Nous le trouvons, oui, mais entre-temps la coordination du sauvetage a été transférée aux forces libyennes. Nous ne sommes plus autorisés à procéder au sauvetage. Bien que très loin de leurs eaux territoriales, ce sont les Libyens qui intercepteront le canot.

La Méditerranée est un cimetière… Va-t-elle devenir un enfer ?

Alors que nous avions stabilisé la situation, que les gilets de sauvetage étaient distribués pour éviter que la situation ne vire au drame, que nous étions prêts à faire monter les passagers du canot à bord de l’Aquarius, nous avons dû renoncer.

Quand un sauvetage se déroule bien, il y a ces regards, ces visages que l’on a tendance à oublier avec le temps. Mais là, il y a ces visages que l’on ne veut pas oublier. Parce qu’on les a laissés. Il n’y a pas de culpabilité, il y a juste de la colère et de la frustration. Nos bras étaient assez forts pour les secourir, nos zodiacs étaient en place à temps, mais nous n’avions pas le droit. Nous n’avions pas le droit de sauver ces vies. Nos mains sont fortes mais nos bras ne sont pas assez longs pour faire suffisamment levier. Alors pour continuer à préserver les vies des personnes à bord de l’Aquarius, pour continuer à pouvoir patrouiller, nous devons faire des choix. Choisir, préférer sauver cette vie plutôt que celle-ci. Choisir, renoncer à sauver cette vie plutôt que celle-là. L’infirmière de Médecins Sans Frontière (MSF) et le responsable du canot de sauvetage essaient d’identifier au plus vite les personnes les plus vulnérables, le temps presse, les Libyens ne sont plus très loin. La mer n’est certes pas notre alliée, mais l’équipe sait lui parler, il n’en est pas de même pour toutes les menaces. Nous ne sommes qu’une ambulance au milieu d’un conflit, la guerre nous rattrape dans les eaux internationales. Et qui a dit que l’on ne pouvait pas tirer sur une ambulance ?

Nous n’avons pas peur, une fois les zodiacs lancés, nous n’avons pas le temps pour nos émotions, elles restent à bord. Nous avons une mission : sauver des vies. C’est une nécessité, une injonction que nous nous sommes certes imposés, personne ne nous a obligé à être là, nous l’avons choisi, alors nous allons faire ce que nous avons à faire, du mieux que nous pourrons, nous aurons peur plus tard, nous aurons mal demain, les larmes couleront quand nous serons seuls sous la douche, au fond de notre lit, face au miroir, face à nous-mêmes…

Je pleure face à ces corps vides

Mais moi je me suis retrouvé face à ces visages, face à ces regards. J’ai déclenché, j’ai photographié, j’ai documenté parce que je dois le faire, parce que nous devons raconter, sensibiliser, expliquer, et puis parce que nous ne savons pas comment se finira notre mission. Alors j’accumule les éléments factuels, le radeau, son moteur, les rescapés, le placement de nos zodiacs…

Et je photographie les visages et forcément leur condamnation au retour dans un port incertain, dans un centre de détention ? De torture ? À l’esclavagisme… ?  Et je fais mes photos avec tout ça en tête, logique froide de l’action, parce qu’il est indispensable de le faire. J’essaie de ne pas me sentir voyeur, je ne suis pas à la recherche d’un scoop pour gagner un billet sur la misère, j’essaie d’informer en complément de notre action de sauvetage. Je ne suis pas un photographe embarqué avec une équipe de sauvetage, je suis un sauveteur dont la tâche est de photographier la mission. Alors je photographie, et j’ai mal parce que je connais la suite du sauvetage et lorsque je reviens à bord pour traiter mes photos je suis à nouveau face à ces gens que nous avons laissés, ils sont là à nouveau face à moi, avec moi dans mon ordinateur.  Mon disque dur est-il lui aussi devenu un cimetière ?

Alors je ne pleure pas seul sous la douche, je pleure face à ces corps vides, face à ces ombres de lumière, face à notre impuissance. On se dira toujours que l’on a fait ce que l’on a pu, mais une loterie reste une loterie. Alors je regarde ces visages et je ne pleure pas seul au fond de mon lit, je pleure face à ces regards qui me suivent et me rappellent ce que nous n’avons pas pu faire.

Texte et photo: Yann Levy

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