C’est la deuxième nuit à bord de l’Aquarius pour les 378 migrants qui n’ont qu’une hâte, arriver sur cette terre d’Europe où une « nouvelle page va s’écrire » et où ils ont « l’espoir de revivre », selon leurs propres mots. Il est minuit et demi quand s’élève dans la nuit un chant improvisé par un groupe de camerounais : « Mon bateau il va pas couler, c’est SOS MÉDITERRANÉE ! » entonnent-ils, malgré les protestations de ceux qui veulent dormir. C’est à leur réveil – décalé – et en apercevant les premières lueurs de la Sicile que l’envie de chanter a été trop forte. « On est tellement contents, ça fait sept ans qu’on est séquestrés et qu’on n’a pas pu chanter » lance le « doyen » des camerounais à Clément, le sauveteur de garde ce soir-là, qui essaie tant bien que mal de faire respecter le sommeil des autres migrants à bord. Mais les chants s’élèvent de plus belle, laissant la place à un gospel entraînant qui fait danser les pieds et taper des mains une vingtaine d’entre eux. Ils étaient convaincus en se réveillant, malgré la nuit noire, que c’était déjà l’aurore ! Ils n’ont plus vraiment la notion du temps…
Au même moment, un autre groupe d’hommes improvise une chanson dans un arabe approximatif pour se moquer de leurs « patrons » libyens. « Ils se galvanisaient d’être appelés « Moudir » (Patron) », racontent-ils. Et c’est alors une véritable polyphonie qui envahit le pont : « Pas de silence, pas d’argent, le patron est important, le patron est travailleur », dit la chanson, avec deux leitmotivs répétés en chœur : « Moudir » et « Mouchkila » (Patron et problème).
Au bout d’une heure, les voix se taisent pour laisser la place au sommeil ou à un silence recueilli. Nous apprendrons que les vingt-sept camerounais secourus par les garde-côtes italiens et transbordés à bord de l’Aquarius font partie d’un groupe d’une soixantaine de camerounais dont seule la moitié avait pu s’élancer à la mer deux semaines plus tôt, et avait été secourue par l’Aquarius et débarquée à Lampedusa. Le deuxième groupe avait dû « rebrousser chemin » car le canot payé de ses poches était percé, et il a fallu le rafistoler avec de la colle fournie par les passeurs.
Les chants et les danses reprennent de plus belle au petit matin, pendant que les côtes de la Sicile couronnées par l’Etna se déroulent sous nos yeux. « Louez le Seigneur, il peut encore faire des miracles !” chantent-ils encore et encore : « Louez pour l’Italie, pour SOS, pour les migrants… », et le refrain de reprendre : « Louez… pour ton ami… pour ta famille… pour ton pays… pour l’Italie… pour l’Europe… pour ton voisin… pour la Côte d’Ivoire… pour le Sénégal… pour le Nigéria… pour les photographes… pour les journalistes… pour les médecins… » Personne n’est oublié… Maryse, une infirmière de Médecins du Monde, rejoint elle aussi la danse. Les voix se taisent à l’approche du port de Messine, il est temps de se préparer pour une nouvelle étape sur le long chemin de l’exil. Ce matin-là sur le pont arrière de l’Aquarius, nous avons tous vibré à l’unisson.
par Nagham Awada
Crédits photo : Patrick Bar