Il était convaincu que sa famille le croyait mort en mer
13 juillet 2020

« Il est devenu de plus en plus déprimé et anxieux. »

Durant les onze jours que l’Ocean Viking a passés à attendre un port sûr où débarquer les 180 personnes rescapées à son bord début juillet, la détresse psychologique a conduit quelques-unes d’entre elles à poser des actes désespérés… tentatives de suicide, menaces de se mutiler ou de s’en prendre aux autres occupants du navire, bagarres… Anne, médecin à bord, relate les propos tenus par un adolescent qui s’est confié à elle. « Un jeune homme de 17 ans m’a expliqué qu’il avait voyagé depuis l’Égypte pour aller en Libye il y a environ un an afin de trouver du travail pour subvenir aux besoins de sa famille restée au pays. La Libye étant déchirée par la guerre, la situation s’est détériorée et il a été capturé par un groupe armé libyen, qui l’a maintenu en détention dans des conditions très dures, à un tel point qu’il était incapable d’en parler. Son seul moyen de retrouver la liberté était dépenser tout son argent en payant son geôlier [pour être libéré] puis d’acheter une place dans un bateau pour s’échapper de Libye. Juste avant de monter sur le bateau, il a réussi à contacter une dernière fois sa famille pour l’informer qu’il allait traverser la Méditerranée, un voyage de deux ou trois jours selon lui. Il leur a promis de les recontacter dès qu’il serait en sécurité. En tant que médecin, lorsque je lui ai parlé pour la première fois de son anxiété, il a exprimé son inquiétude de ne pas avoir encore contacté sa famille, qui pensait probablement qu’après de nombreux jours sans nouvelles, il était mort en mer. Il répétait aussi à quel point il était important pour lui d’apprendre à lire et à écrire. Il m’a confié que ce serait la première chose qu’il ferait à son arrivée en Europe, juste après avoir appelé sa famille. Pour lui, apprendre à lire et à écrire était clairement un moyen de retrouver sa dignité et son estime de soi. Les jours passant à bord sans nouvelles d’un lieu sûr désigné, il est devenu de plus en plus déprimé et anxieux, exprimant que « l’obscurité » s’emparait de lui. Il m’a également fait part de son sentiment d’incapacité à soutenir sa famille et à s’occuper d’elle. Un intense sentiment d’être piégé sur le navire faisait diminuer un peu plus chaque jour son espoir en l’avenir. Lorsque nous nous sommes enfin approchés de l’Italie, il a pu envoyer un message à sa famille et il a montré un soulagement évident. Au moment du débarquement, il était très fier de partager avec tous ses amis et l’équipage de l’Ocean Viking les premiers chiffres qu’il avait appris à dire en anglais : un premier pas pour retrouver sa dignité et reprendre le contrôle sur sa vie. » Photo : Flavio Gasperini / SOS MEDITERRANEE