Les débarquements se suivent et ne se ressemblent pas
9 décembre 2016

Marie Rajablat est écrivain, invitée de SOS MEDITERRANEE à bord de l’Aquarius, elle raconte le quotidien à bord. Embarquements, débarquements, après cinq semaines passées en mer, le navire qui sauve des vies en Méditerranée n’a presque plus de secrets pour elle… même si à bord chaque jour est différent du précédent !

« L’approche des côtes italiennes est toujours un grand moment pour tous nos passagers. Ils ont pris tant de risques, ils l’ont tant rêvée cette arrivée… Les visages sont alors marqués par l’excitation et l’inquiétude. Pour nous, qui avons une petite idée de ce qui les attend en Europe et en premier lieu au port, nous ne pouvons pas totalement nous réjouir. Nous savons que leur voyage est loin d’être terminé. Si sur l’Aquarius, ils ont été reconnus comme des êtres singuliers, courageux, dignes, animés de rêves, de convictions et d’idéaux, il n’en sera plus tout à fait de même à terre.

Un par un, à la fois excités et intimidés, ils franchissent la passerelle. Tant qu’ils sont dessus, nous pouvons encore baliser leur chemin, leur faire une dernière escorte chaleureuse avant longtemps sans doute.  Dernière poignée de mains : poing contre poing, poing contre cœur. Dès le bout de la passerelle, ils vont être définitivement réduits, et en moins de temps qu’il faut pour l’écrire, à l’état de « migrants ». 

Le spectacle, qu’il soit sur le quai ou sur les ponts, est alors toujours aussi désolant. La première étape est sanitaire. La décence, la dignité et le secret médical volent en éclat. Nos passagers sont regroupés sur des espaces réduits, balisés de poteaux et de chaînes. Ils ne restent debout, en file, que pour se déplacer d’un point A à un point B. Le reste du temps ils doivent s’asseoir par terre (toujours en file). Une suite de personnages vêtus de blanc, masqués, gantés opèrent. D’abord les médiateurs culturels (qui parlent anglais, arabe, français et d’autres langues d’Afrique) prennent leur température, étiquettent et numérotent chacun. Vient ensuite un médecin qui examine les doigts et le ventre à la recherche de signes de gale. Il annonce le numéro des « galeux » que l’officier suivant note sur son listing.

Vient ensuite l’étape administrative d’identification. C’est le moment que redoutent le plus nos passagers.  Nous les avons prévenus qu’ils seront assistés de médiateurs parlant leur langue mais ils savent que cette étape peut être décisive. 

Le débarquement peut se faire en 3h comme en 10h. Alors, sur les ponts, nous essayons de compenser ce manque de respect, de délicatesse et d’humanité de la terre. L’ensemble des équipes se déploie parmi tous ces candidats à l’émigration pour répondre à leurs questions sur ce q’il va se passer une fois débarqués, ou juste pour être là, auprès d’eux, parce que la plupart du temps nous n’avons pas beaucoup de réponses à leur fournir. Il faut surtout trouver des parades pour tromper la faim, l’impatience et la peur de l’inconnu. 

Puis parfois, il est des débarquements plus dérangeants que d’autres. Ceux d’entre nous qui étaient de la dernière rotation, garderons longtemps en mémoire un vilain matin, dans un port que nous préférons ne pas nommer. Cette fois-là, en plus des vivants, nous avions à débarquer des morts. Heureusement, tous nos passagers avaient déjà été éloignés, ce qui leur a évité de voir comment ont été traités leurs frères et leurs sœurs.

Descendus de l’Aquarius un à un, doucement et respectueusement par l’équipe de sauveteurs, ces trois femmes et ces six hommes, morts juste parce qu’ils voulaient vivre et non plus survivre, ont été empilés pêle-mêle, poussés comme de vulgaires sacs, dans deux fourgons mortuaires par des agents de la morgue. Pendant que le curé, faussement compassé, bénissait et marmonnait ses prières, certains sur le quai se pinçaient le nez et jouaient les écœurés.

Si ces femmes et ces hommes étaient arrivés morts sur l’Aquarius, leurs amis rescapés nous en avaient brossé des portraits animés. D’abord pour nous aider à les identifier, puis pour en garder eux-mêmes une trace vivante. Nous n’avons pas pu leur rendre hommage comme nous l’aurions voulu. Alors, ce récit est l’occasion de leur rendre une identité et surtout leur humanité. (Leurs noms ont été transformés pour des raisons évidentes)

Mesdames Fatou Bare, Malaika M’Beke, Yamina Traoré et Messieurs Oumar Sy, Abdallah Mbengue,Siku Maka, Malik Ngozi, Mansour Balla, Mamadou Samba ont fuit l’enfer de la guerre ou de la pauvreté. Ils ont tous pris le risque de mourir pour assurer un avenir meilleur à leurs familles. Au pays, celles-ci attendent de leurs nouvelles. Elles apprendront un jour, qu’ils ont atteint leur Terre Promise, mais pas tout à fait comme ils l’avaient rêvée… Oui, les débarquements se suivent et ne se ressemblent pas. Bienvenue en Europe! »

Les faits et les propos rapportés ainsi que les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que leur auteur.

Par Marie Rajablat

Crédits photos : Laurin Schmid