Marie Rajablat est écrivain, invitée par SOS MEDITERRANEE à bord de l’Aquarius. Jour après jour, elle raconte la vie à bord du bateau qui a recueilli plus de 8000 réfugiés en mer Méditerranée depuis février dernier. L’Aquarius s’apprête à passer l’hiver seul en mer : le navire de SOS MEDITERRANEE sera le seul bateau humanitaire à patrouiller la zone de sauvetage pendant tout l’hiver, sans interruption.
« Nous devions repartir ce soir-là à Catane pour la relève des équipes, les réparations et le réapprovisionnement du bateau. Ça ronchonne un peu à bord à l’idée de repartir « à vide » alors que beaucoup de personnes ont été secourues en mer ces jours-ci. Mais, en dehors de l’Aquarius, c’est la fin de saison pour les ONG qui ont affrété des bateaux de secours et eux non plus, ne veulent pas rentrer « à vide », surtout pour leur dernier voyage. En effet, ces associations humanitaires doivent suspendre leurs opérations l’hiver. On pourrait croire qu’elles s’arrêtent parce que les mauvaises conditions météorologiques dissuadent les personnes de traverser la mer l’hiver. Il n’en est rien. Elles sont contraintes de s’arrêter 3 ou 4 mois, faute de moyens. SOS MEDITERRANEE restera donc la seule ONG présente sur zone (…).
Nous en étions donc à nettoyer sans entrain les gilets de sauvetages utilisés lors du dernier sauvetage lorsque la nouvelle est tombée : à six heures de route, nous attendait un transbordement de 650 personnes secourues par les garde-côtes italiens, soit l’équivalent de cinq ou six bateaux pneumatiques. Sur l’un d’eux, au moins sept femmes étaient décédées. Compte tenu de l’heure à laquelle nous allions les rejoindre, il avait été convenu avec les garde-côtes qu’ils distribueraient un repas afin que toutes ces personnes puissent s’installer pour dormir dès leur embarquement sur l’Aquarius. L’opération de transbordement a eu lieu quelques heures plus tard sur une mer plutôt calme. Deux « RHIB » – les canots de sauvetage- faisaient les aller et venues avec chacun une quinzaine de personnes à leur bord.
Les transbordements sont toujours des moments délicats et pas seulement du fait de la météo. Les rescapés ont souvent passé une nuit d’enfer en mer sur leurs embarcations, puis une journée, voire une autre nuit, entassés sur des ponts métalliques, durs et froids de navires de commerce, de guerre ou de sauvetage. Le confort est donc on ne peut plus spartiate, le vent ou le froid parfois mordants. La nourriture y est minimaliste, surtout pour de jeunes hommes, puisqu’il s’agit de sachets d’aliments lyophilisés. Sans compter que ces transbordements sont souvent décidés à la dernière minute, au moment même où les personnes commencent à se laisser aller et à s’endormir. Épuisés, souvent traumatisés par leur voyage en mer, ils doivent reprendre un petit bateau assez identique à celui qui a failli les conduire à la mort. S’ils étaient réchauffés et secs, ils sont à nouveau trempés par les projections d’eau. La panique et l’épuisement sont autant d’éléments à mesurer très sérieusement.
Ce soir là, le ciel était magnifiquement étoilé. Un paysage absolument incongru compte tenu de la situation. Comme toujours, c’est Ebenezer, un des marins de l’Aquarius, qui conduisait le zodiac. Placés juste derrière lui, je regardais chacun de ces hommes embarquer. Les dix premiers s’étaient glissés à tribord et pendant que les dix suivants se glissaient à babord, Ebenezer leur demandait d’où ils venaient. Tous étaient Ghanéens… Comme lui… Son émotion était palpable et nos passagers ne s’y sont pas trompés. Pourtant, de ma place, je ne voyais que leurs regards tournés vers lui et j’y ai lu de l’étonnement, peut-être même de l’incompréhension. Comme si la peine, la compassion et l’indignation qu’ils lisaient tout à coup dans les yeux d’Ebenezer les faisaient rebasculer du côté de l’humain, eux qui en avaient été expulsés par tout ce qu’ils avaient vécu ces dernières semaines et plus particulièrement ces derniers jours. En Libye, leur dignité et leur intégrité avaient été totalement bafouées. En mer, leurs repères avaient littéralement volé en éclat. Pour survivre aux épreuves successives, il leur avait fallu se blinder et refouler toute émotion…
Il a fallu environ 3 heures pour transborder tout le monde et plusieurs autres heures pour que chacun trouve une place sur les différents ponts du bateau. Avec 650 personnes à bord, tout devient compliqué : la répartition du poids sur le bateau, les sanitaires, les douches, la nourriture et bien sur la promiscuité. (…) Une vigie a été organisée sur les différents ponts pour répondre aux divers besoins, rassurer et veiller sur le sommeil de tous.
Ils ont mis du temps à s’endormir, tout occupés qu’ils étaient tous à trouver une place et une position antalgique, leur corps cuvant les heures d’ankylose et de peur en mer. Enroulés dans leur couverture, serrés les uns contre les autres, le moindre mouvement de l’un se répercute sur les autres. Or, les uns toussaient, d’autres avaient mal au ventre, d’autres encore le mal de mer … Le vent s’est levé et le froid s’est infiltré. Il a fallu distribuer les couvertures de survie, ce qui a réveillé tout le monde. Certains se plaignaient abondamment. (…) Que l’on borde avec des mots ou avec la couverture, ils se sentent reconnus, pris en considération et ça suffit pour leur permettre de s’endormir. Restent les silencieux, les immobiles. Ceux dont on peut imaginer qu’ils sont perdus loin, très loin, en eux-mêmes où dans un ailleurs terrible. Vers minuit ils dormaient à peu près tous, plus ou moins paisiblement.
Le lendemain, même si la nuit n’avait pas été extraordinaire, le corps et les langues se sont déliés et des bribes d’histoires sont arrivées: Nasir et Ahmad, les cousins togolais ont raconté le douloureux chemin en Libye et ont montré les cicatrices sur leurs bras et leur torse. Ils ont évoqué ensuite des bribes du voyage – « On est partis lundi matin au levé du jour et très vite on était perdu… Vers 8h on a vu les garde-côtes, alors on a agité nos vêtements pour qu’ils nous voient … Dans notre bateau il y avait sept femmes qui sont mortes … Mais il y avait aussi trois personnes dans un état très critique et elles ont toutes été sauvées, grâce à Dieu … et puis toute la journée les garde-côtes ont récupéré des gens comme nous en mer … Ce soir, ils peuvent se coucher heureux … Ils ont sauvé plein de vies… ».
Puis ce fut au tour d’Osei du Ghana de me raconter pourquoi il est parti de chez lui : « Jamais j’ai pensé quitter mon pays. J’étais propriétaire de ma ferme. J’y suis né et mon père avant moi. On n’était pas très riche mais j’avais de quoi nourrir ma famille … Comme tous les ans, après la récolte, j’ai brûlé mon champ mais cette fois-ci le vent a poussé le feu sur le champ d’un voisin. Il a porté plainte et j’ai été condamné à payer 600 euros. Comme je ne pouvais pas, je me suis décidé à partir en Libye pour travailler. Dans la région, beaucoup d’hommes partent travailler là-bas. Comme ça, j’allais pouvoir payer ma dette et payer des études à mes enfants, pour qu’ils ne se retrouvent pas dans la même situation que moi. Mais arrivé là-bas, ça ne s’est pas passé comme ça. J’ai été arrêté, enfermé dans une cave. On me demandait 1.500 dollars pour sortir. Moi je ne pouvais pas payer une telle somme. A qui j’aurai demandé ?! Alors j’ai réussi à m’évader avec d’autres mais après, je n’avais pas d’autre choix que de traverser la mer. J’ai réuni 500 euros parce que je ne pouvais pas repartir en arrière. Jamais je n’aurais pensé partir aussi loin de ma famille … ».
David écoutait ses frères d’infortune. Il s’exprimait dans un anglais digne d’Oxford et pour cause, il était professeur d’anglais. Il portait sa couverture sur les épaules avec autant d’élégance que s’il avait porté un beau costume en tweed. Lui était Nigérian et il corroborait les dires de Nasir, Ahmad et Osei à propos de la cruauté des « rebelles » libyens. S’il était incapable de tenir debout aujourd’hui c’était autant du fait du voyage que des mauvais traitements subis dans les camps de Sabrata. Il était venu six mois auparavant en Libye pour enseigner l’anglais dans un institut privé. Enlevé puis enfermé et battu pendant plusieurs semaines, il ne devait son salut qu’à l’inattention passagère des gardiens, qui lui a permis de s’évader.
Au milieu de tous ces récits terribles, passaient sur le pont des femmes au ventre rond et Dona, la toute petite fille d’un mois… La journée s’est écoulée à écouter pour les uns et à raconter pour les autres. Puis une autre soirée, puis une autre nuit jusqu’au fameux matin où ils ont touché le sol européen… »
Les situations et les propos rapportés dans le récit n’engagent que leur auteur.
Par Marie Rajablat
Crédits photos : Susanne Friedel