Je ne sais même pas comment s’appelait la femme qui est morte à côté de moi
18 avril 2017

Quelques heures après le sauvetage tragique du 26 mars dernier, une femme a été retrouvée inconsciente à bord d’un canot pneumatique bondé. Quelques minutes plus tard, malgré tous les efforts de l’équipe médicale pour la réanimer, elle a rendu son dernier souffle à bord de l’Aquarius. En pleine nuit, encore sous le choc, une des femmes qui voyageait à ses côtés a confié son histoire aux volontaires de SOS MEDITERRANEE.

« Il fait nuit noire. La mer est agitée et nous sommes tous frigorifiés. Nous sommes debout, sur ce bateau, depuis neuf heures maintenant. Il avance lentement dans les ténèbres. Il tangue beaucoup sur les hautes vagues. Le vent se lève. Un des flotteurs de notre canot a déjà commencé à se dégonfler il y a une heure et le bateau prend l’eau. Nous avions sept bidons d’essence à bord pour le voyage. La plupart se sont renversés et se mélangent à l’eau de mer sous nos pieds.

L’odeur de l’essence est entêtante. J’ai l’impression que je vais m’évanouir à tout instant. Malgré les vapeurs de carburant qui leur montent à la tête, les gens trouvent encore l’énergie pour paniquer en voyant l’eau monter à l’intérieur du bateau. Je suis sur le point d’abandonner… mais soudain la lumière d’un gros bateau apparaît à l’horizon.

« Restez calmes !». Voilà les premiers mots que nous crient les sauveteurs en anglais, français et en arabe. Mais je sens la panique croître en moi. Nous sommes en train de couler. A cause des vapeurs d’essence, je ne comprends plus rien, mon esprit divague.

Les sauveteurs approchent à bord de deux petits zodiacs. Après avoir ramené le calme à bord, ils commencent à distribuer des gilets de sauvetage. Ils nous demandent aussi s’il y a des blessés. Quelqu’un à côté de moi crie. « Une femme est par terre ici. Elle ne bouge plus! ». La personne malade est immédiatement transférée sur le petit canot des sauveteurs. Il repart à toute vitesse vers le gros bateau. Je vois un des sauveteurs contrôler si la femme respire encore.

20 minutes plus tard, les sauveteurs reviennent et nous amènent un à un au gros bateau. Ils nous aident à monter l’échelle. Nous tenons à peine sur nos pieds. Nous avons des brûlures sur les pieds et les jambes. Nous sommes gazés par les vapeurs d’essence. Les médecins nous demandent d’enlever nos vêtements, trempés d’eau de mer et d’essence. Ils nous expliquent que ce  mélange provoque des brûlures terribles sur la peau.

Je me demande combien de temps la femme a bien pu flotter dans cette mixture létale qui remplissait peu à peu le fond de notre canot en plastique. Je me demande si elle était encore debout quand nous avons vu les lumières du bateau.

Je retrouve peu à peu mes esprits, et là je vois la femme inconsciente de l’autre coté du pont. Elle est couchée sur le dos,  le regard figé. Un docteur est penché sur sa poitrine et pratique des compressions régulières. Vite, concentré. De temps en temps elle semble dire quelque chose. Mais je suis trop loin pour comprendre. Je vois les regards sombres sur les visages de tous et la sueur perler sur le front du docteur.

On nous emmène vite dans un abri réservé aux femmes et enfants. On nous donne des vêtements propres et de l’eau. Nous sommes toutes épuisées et sous le choc.

Quelques minutes plus tard, j’entends le hurlement de douleur d’une femme à la porte du shelter. C’est une parente de la personne couchée sur le dos dehors. Les médecins lui expliquent que le cœur de la femme a cessé de battre et qu’ils ne sont pas parvenus à la réanimer. Son décès a été prononcé sur le pont de l’Aquarius, ce bateau de sauvetage qui est venu à notre secours.

Assise dans cette salle réservée aux femmes, je suis enfin en sécurité, mais toujours sous le choc de tout ce que nous venons d’affronter. Je me rappelle comment ce voyage a commencé, neuf heures plus tôt.

Nous sommes arrivés tous ensemble à la plage et les femmes ont été poussées à bord du canot en premier. Il y avait 5 canots pneumatiques prêts à partir pour plus de 600 personnes. On disait d’aller vers l’avant du bateau et de nous asseoir. Nous devions être un peu plus de 40 femmes. Mais certains ont commencé à paniquer quand ils ont vu les vagues, ils refusaient d’embarquer.

Alors que mon tour d’embarquer était presque arrivé, les passeurs libyens impatientés ont commencé à tirer en l’air avec leurs mitraillettes. Nous nous sommes jetés par terre dans le sable, par réflexe de protection, tandis que d’autres nous marchaient dessus pour se jeter dans le canot. C’était le chaos. Quand les tirs ont cessé, deux femmes ont été retrouvées mortes dans le bateau. Ecrasées, piétinées dans la panique, alors qu’elles avaient embarqué en premier. L’une d’entre elles était visiblement enceinte. Leurs corps ont été jetés à l’eau et abandonnés sur la plage sans autre forme de cérémonie. Les gens ont continué à monter sur le canot, cette fois en silence. La panique avait laissé place à la terreur. Il fallait s’éloigner de ces hommes, au plus vite.

Une fois que le bateau fut rempli, on nous a poussés dans les ténèbres. Dès les premières vagues, j’ai compris que cette place assise au milieu du canot était un piège mortel. Je ne voyais rien, mais je sentais les gens glisser d’un coté puis de l’autre alors que le bateau était malmené par les vagues. Quelqu’un est tombé sur moi et son genou est venu se planter dans mes côtes. J’étais en train d’être écrasée. J’ai hurlé à l’homme qui était assis sur le flotteur du bateau « Aide nous à nous relever ! Sinon nous allons mourir ici ». Il nous a aidées et nous sommes restées debout pour la suite du voyage.

Je me sentais faiblir. De l’air s’échappait lentement d’un des flotteurs. L’eau de mer commençait à rentrer dans le bateau. Une vague est entrée et dans un réflexe de panique, les gens ont reculé renversant les bidons d’essence. Un mélange d’essence et d’eau de mer commençait à monter lentement dans le fond du canot, centimètre par centimètre.

Puis nous avons vu la lumière du bateau et j’ai entendu la parente de la femme évanouie lui crier « Regarde tu vois les lumières ? ». J’ai entendu la femme répondre : « Je suis trop faible ». Elle a dû perdre connaissance peu après, s’effondrant dans l’eau pleine d’essence. Je ne sais pas si elle a eu le temps de voir la lumière du bateau de sauvetage.

Je ne veux pas vous dire mon nom. J’ai très peur de raconter cette histoire. J’ai peur de ce qui pourrait m’arriver si les mauvaises personnes lisaient cela. Mais malgré tout, je veux que le monde sache ce qui se passe en Libye. Comment nous les migrants, nous sommes traités comme des animaux. Je veux que vous connaissiez l’existence des centres de détention, où les femmes sont utilisées comme esclaves sexuelles des gardes. Toutes les nuits. Je veux que vous sachiez combien de grossesses de  « bâtards sans pères » n’ont pas été portées à terme. Je veux que vous sachiez les conditions terribles dans lesquelles nous sommes poussés à bord de ces canots surchargés. Mais surtout je veux que les gens, dans mon pays d’origine, le Nigeria sachent. « Ne venez pas ici. La Libye, c’est l’enfer sur Terre ».

Texte et interview : Sebastian Frowein

Traduction et édition : Mathilde Auvillain

Photos : Patrick Bar