Quand on l’a hissé sur le pont de l’Aquarius, mouillé et fripé, il grelottait. L’un de nous lui a enlevé son blouson en mauvais nylon pour l’enrouler dans une couverture. Sous sa veste, il portait un tee-shirt blanc sur lequel était inscrit : “J’aime pas le lundi.” J’ai regardé ma montre, il était 6 h 40 ce lundi. Plus tard, les réfugiés dormaient, assommés, la tête enroulée dans une serviette éponge, ne se réveillant que pour demander à boire, à manger, une aspirine.
«Assiz a étalé son tee-shirt sur le pont pour le sécher, “J’aime pas le lundi” éclatant au soleil. Torse nu, il est sec comme un migrant en cavale. La sienne a duré sept ans. Depuis sa Guinée natale vers le Sénégal, la Mauritanie, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, jusqu’en Libye. Avec des allers-retours au gré des expulsions policières et du travail dans les champs. Il avait 18 ans, il en a 25. Assiz a survécu, il a tout encaissé. Même en Libye, le seul pays capable d’effacer son sourire d’adolescent. Il dit le racisme, les civils armés, les hommes qui vous crachent dessus, frappent et rackettent, les gosses qui vous pointent une lame sur le ventre – “Donne l’argent, sale Négro !” – au milieu de respectables vieillards qui sourient. Et les maisons de torture. Assiz est kidnappé, revendu, séquestré, affamé, fouetté, maltraité. On lui tend un téléphone pour appeler sa famille en exigeant une rançon. Cela tombe bien, son village n’a pas le téléphone et sa mère, pas un sou. Assiz est un mort en sursis. Et il se réveille le matin, le corps et le visage couverts de cicatrices, entouré des cadavres de ceux qui n’ont pas donné d’argent assez vite. Au bout de trois mois, il réussit à s’évader. Il se cache, parvient à récupérer 800 euros pour payer un intermédiaire qui encaisse et disparaît, trouve l’argent pour un deuxième voyage, et le voilà, en pleine nuit, pieds nus sur le rivage, près de Tripoli. Le passeur libyen lui montre le Zodiac posé sur la mer, gros jouet de plage normalement interdit de navigation.
«Les migrants ne savent pas nager. Ils entrent dans l’eau, pataugent, s’agrippent, se battent, coulent. “Il y a eu deux ou trois noyés cette nuit-là”, dit Assiz. Ceux qui réussissent à grimper dans l’embarcation découvrent un plancher fixé par de longs clous, pointes vers le haut, véritable tapis de fakir qui interdit de s’allonger. La première déchirure du plastique est survenue à l’aube… L’Aquarius est arrivé à temps. Assiz remet son tee-shirt blanc “J’aime pas le lundi” et retrouve son sourire face au port italien de Lampedusa : “Je me sens comme un bébé qui vient de naître.”
par Jean-Paul Mari. Retrouvez son site Grands Reporters.
Crédits photos : Patrick Bar