Interceptions par les garde-côtes libyens : le déni des valeurs d’humanité et de solidarité
4 avril 2018

Présent sans interruption en Méditerranée pendant tout l’hiver, l’Aquarius a été plusieurs fois témoin de la recrudescence des interceptions d’embarcations en détresse dans les eaux internationales par les garde-côtes libyens. Ces interceptions s’accompagnent souvent d’une confusion totale sur les transferts de responsabilités d’opérations de sauvetage à haut risque, en pleine mer Méditerranée. En se concluant systématiquement par le renvoi de l’ensemble ou d’une partie des naufragés en Libye, pays en instabilité chronique où leurs droits fondamentaux ne sont pas garantis, ces interceptions contredisent les valeurs européennes d’humanité et de solidarité.

Ce samedi 31 mars, alors que 253 personnes sont déjà en sécurité à bord de l’Aquarius, les équipes de SOS MEDITERRANEE reçoivent un appel du centre de coordination des secours de Rome (IMRCC) signalant la position d’une embarcation en détresse, et se déroute vers cette position. Le canot pneumatique est repéré par les sauveteurs de SOS MEDITERRANEE après une heure à peine de navigation.

Négociations en pleine mer

C’est alors que le IMRCC informe l’Aquarius que les garde-côtes libyens assument la coordination des opérations puis donne l’instruction à l’Aquarius de ne pas interférer et de rester en stand-by. L’Aquarius arrivé sur les lieux avant la vedette des garde-côtes libyens, informe le IMRCC de la nécessité de stabiliser la situation en distribuant les gilets de sauvetage à bord de l’embarcation surchargée, qui continue à s’approcher. Après avoir reçu un appel téléphonique des garde-côtes libyens qui se déclarent en charge de la coordination de ce sauvetage, l’Aquarius alerte ces derniers de l’urgence de distribuer des gilets de sauvetage. La vedette Al Khifra 206 des garde-côtes libyens, en route vers la position mais encore éloignée, reçoit la même information simultanément via radio. L’Aquarius est alors autorisé à sécuriser la situation parce que plus proche de l’embarcation en détresse. Il lance ses deux canots de sauvetage et commence à distribuer des gilets. Les sauveteurs constatent la présence d’enfants, dont un nouveau-né et de cas médicaux urgents – et obtiennent l’autorisation de la vedette des garde-côtes libyens d’évacuer les cas les plus vulnérables vers l’Aquarius, mais se voient interdire de secourir les autres passagers du canot.

39 personnes, dont un nouveau-né, des femmes enceintes et de nombreux enfants avec leurs parents sont transférés sur l’Aquarius tandis qu’environ 90 personnes sont interceptées par les garde-côtes Libyens et renvoyées en Libye. L’Aquarius reçoit l’ordre de rester à distance pendant l’interception.

Ce 31 mars restera gravé dans la mémoire des équipes de l’Aquarius et témoigne de la complexification des conditions de sauvetage en Méditerranée centrale. Une situation surréaliste où les équipes se retrouvent contraintes de négocier, au cas par cas, en pleine mer et alors que des vies en dépendent. Cette confusion dans les transferts de responsabilité des opérations en mer, les équipes de SOS MEDITERRANEE l’ont malheureusement déjà vécue, comme ce dimanche 4 mars, où l’Aquarius patrouille dans la zone SAR (Search and Rescue) avec 72 naufragés à son bord. Sains et saufs, ils ont été secourus la veille par un navire marchand battant pavillon chypriote, le MV Everest.

Interception et séparations de familles

Alors que les premiers rayons du soleil commencent à poindre à l’horizon ce dimanche matin, Nico, le coordinateur des secours est déjà aux côtés du capitaine, Jaroslav, et les sauveteurs de SOS MEDITERRANEE ont les yeux vissés à leurs jumelles. L’Aquarius vient de recevoir l’instruction du IMRCC de procéder à la recherche d’une embarcation en détresse dans les eaux internationales.

Sur les écrans de surveillance, on voit les 72 naufragés sur le pont arrière du navire se réveiller doucement, sortir la tête de sous leurs couvertures de survie, encore engourdis de cette première nuit de sommeil profond, loin du cauchemar Libyen. Certains ont passé une partie de la nuit à discuter, à raconter comment le canot en bois sur lequel ils étaient partis avec plus de cinquante personnes a été chahuté par les vagues, par le vent, comment 21 personnes ont perdu la vie, dont une femme enceinte, quand un mouvement de panique a presque fait chavirer le bateau, comment seuls 30 d’entre eux ont réussi à nager jusqu’au navire marchand qui les a recueillis au cœur de la nuit. D’autres n’ont sans doute pas fermé l’œil du tout. Comme ce père d’un petit garçon de 10 ans. Lui, la veille, a réussi à nager jusqu’au MV Everest, le navire marchand chypriote, alors que le petit garçon est resté à bord du canot pneumatique qui a ensuite été intercepté par les garde-côtes libyens. Au cours de cette opération, 42 personnes ont été secourues par le navire marchand européen, mais 88 environ ont été interceptées et ramenées à Tripoli. Parmi elles, des enfants ont été séparés de leurs parents, et renvoyés seuls en Libye.

Aquarius go away !

Soudain, le signal d’une embarcation rapide se dirigeant en direction de l’Aquarius à grande vitesse apparait sur l’écran radar. Avec sang-froid, le coordinateur des secours cherche alors à entrer en contact avec l’embarcation via le canal VHF 16, réservé aux urgences en mer. Il s’agit une vedette des garde-côtes libyens visible à la jumelle. Pas de réponse sur le canal 16 de la radio, l’embarcation poursuit la même trajectoire. Le coordinateur des opérations de sauvetage répète son appel. Il informe le centre de coordination des secours de Rome de la présence de cette unité libyenne et reçoit l’instruction de se diriger vers le nord. Le capitaine exécute et change de direction. L’embarcation des garde-côtes libyens passe à bâbord de l’Aquarius puis disparaît au loin. Pour revenir quelques minutes plus tard, à tribord, à un demi mille nautique de distance.

Soudain le canal 16 de la radio crépite : « Aquarius go away ! »« Aquarius, allez-vous-en !».

Le message est très clair. Une instruction péremptoire à laquelle le capitaine de l’Aquarius répond poliment, et indique à son interlocuteur que l’Aquarius patrouille dans les eaux internationales dans le cadre d’une opération de recherche d’embarcation en détresse coordonnée par le IMRCC. Rien n’y fait. De nouveau le message, cette fois plus agressif, retentit dans la radio. L’embarcation libyenne finit par passer son chemin. Le IMRCC est prévenu, et informe à son tour l’Aquarius que les garde-côtes libyens viennent de déclarer assumer les opérations de recherche et sauvetage de l’embarcation en détresse que nous étions en train de chercher jusque-là. L’Aquarius continue de patrouiller, mais n’aura plus de nouvelles de ce canot. Nul ne saura s’il a été retrouvé, secouru, ni où se trouvent ses passagers.

Sur le pont arrière, les naufragés ont suivi avec inquiétude l’embarcation libyenne s’approcher de l’Aquarius, et l’ont vue s’éloigner avec soulagement.  Quelques semaines plus tôt, un autre naufragé secouru en mer avait raconté comment, après avoir été intercepté par les garde-côtes libyens lors d’une précédente tentative de traversée, il avait eu peur d’être renvoyé en enfer une nouvelle fois lorsqu’un bateau militaire s’était approché de leur canot pneumatique. « On voyait de loin un bateau, on regardait le drapeau. Tout le monde avait peur que ce soient les Libyens. Mais moi j’ai vu le drapeau de l’Union Européenne, je l’ai dit et tout le monde était rassuré. (…) Nous risquons notre vie, mais vraiment il vaut mieux se noyer que d’être arrêté par la marine libyenne. En Libye, c’est comme si nous vivions de nouveau l’esclavage » racontait-il.

Le devoir de témoigner

Résultat d’une politique européenne entérinée par les chefs d’Etat et de gouvernement des 27 en février 2017 avec la Déclaration de Malte[1], les interventions des garde-côtes libyens se font plus fréquentes, toujours plus loin des côtes, loin dans les eaux internationales – jusqu’à cette intervention controversée à 73 milles marins des côtes libyennes, le 15 mars, alors que l’ONG espagnole Pro Activa procédait au sauvetage d’un canot en détresse.

Face aux risques majeurs pour la sécurité de notre équipage et des personnes en détresse, faute de pouvoir tendre la main à toutes les personnes qui nous appellent à l’aide, il nous reste le devoir de témoigner, de raconter ce qui se passe aux portes de l’Europe. Une Europe dont la politique, loin de promouvoir le respect des valeurs fondamentales d’humanité et de solidarité, continue à accroître la dangerosité des traversées désespérées dans cette mer, déjà la plus meurtrière au monde.  

Photo : Patrick BAR

 


[1] Ensemble de mesures visant à endiguer le flux migratoire depuis la Libye vers l’Italie.