Ceci est un récit personnel. Le récit d’une situation inconcevable en mer Méditerranée, d’une mission, d’angoisses et d’émotions. Sur le navire de sauvetage Aquarius de SOS MEDITERRANEE, notre équipe est passée par toutes ces émotions – certains plus que d’autres, chacun à sa manière. Ce récit parle aussi de moi.
On pourrait penser que tout cela est absurde. C’est effectivement absurde que des gens soient obligés de fuir leur pays d’origine, et que le seul choix qui se présente à eux soit une issue fatale dans la plupart des cas. Ils paient une fortune des criminels pour obtenir une place dans un bateau pneumatique qui ne peut pas traverser la mer Méditerranée. Evidemment, monter dans cette embarcation peut les mener à la mort, mais ces gens sont assez désespérés pour accepter cette éventualité, car comme certains d’entre eux nous l’ont dit, ils préfèrent prendre le risque de mourir noyés en mer que de rester chez eux.
L’équipe de volontaires présents à bord de l’Aquarius a pour devoir de les secourir. La semaine dernière, nous avons sauvé 685 vies, dont de nombreuses femmes avec leurs bébés, des enfants ainsi que des adolescents. Il est difficile de décrire ce que l’on ressent au cours d’une opération de sauvetage, perdus quelque part dans l’immensité de la mer Méditerranée, en face des côtes libyennes. Il est choquant de découvrir la manière dont 134 êtres humains peuvent être entassés sur un simple bateau pneumatique.
Et il est encore plus effrayant de voir plus de 400 hommes, femmes et enfants sur un canot en bois complètement surchargé ; certains se tiennent même sous le pont, sans lumière et avec seulement un peu d’air pour respirer. Une coquille de noix sur la mer, incapable de naviguer, le moteur cassé. Une embarcation chargée d’êtres humains qui craignent de mourir.
L’évacuation du bateau en bois par notre équipe prendra plus de quatre heures, avec l’aide de l’ONG espagnole Open Arms et de son voilier l’Astral, dédié au sauvetage. L’Aquarius se remplit rapidement de personnes venant de nombreux pays africains. Ils montent à bord un sourire aux lèvres. Ils arrivent pieds nus, avec pour seul bagage leur gilet de sauvetage – mais ils ont la vie sauve.
Ces opérations sont stressantes, mais tout le monde est efficace et connaît son travail, grâce aux nombreux entraînements effectués à bord – et depuis le mois de mars, les procédures de sauvetage ont été mises en place 25 fois. Nous avons secouru 5653 personnes, seuls ou en coopération avec d’autres navires sur zone. Mais les chiffres ne sont pas importants – ce qui compte, c’est que tous ensemble, nous continuions les opérations.
L’Aquarius est donc bondé, avec 551 personnes à bord. Chaque centimètre du pont est utilisé pour s’asseoir, s’allonger, se reposer, dormir. Ces hommes, ces femmes et ces enfants sont avec nous pour deux jours et deux nuits. Ils peuvent désormais prendre une douche, un petit déjeuner, un déjeuner et un diner, avoir accès à des sanitaires séparés pour hommes et femmes, et notre partenaire Médecins Sans Frontières (MSF) offre soutien psychologique et aide médicale.
Pendant 48 heures, nous sommes une grande famille de 551 rescapés et 30 membres d’équipage. Nous écoutons des histoires inouïes, des récits de violence et de souffrance, de maltraitance, qui dépassent ce que je peux écrire ici dans ces lignes. Nous sommes ensemble à bord pour deux jours entiers. Des émotions immenses nous traversent – des émotions bouleversantes, au cours du sauvetage d’abord, et pendant le débarquement à terre ensuite.
Et puis c’est le vide !
Comme pour Sisyphe – cet homme condamné à faire rouler une pierre en haut d’une colline, qui doit recommencer lorsque la pierre tombe et ainsi de suite pour le restant de sa vie – la situation est absurde. C’est ce que l’on ressent en mer en portant secours tous les jours à de nouvelles personnes en détresse. Bien sûr, ne vous méprenez pas, ce n’est pas notre travail qui est absurde, mais la situation de ces personnes qui tentent de traverser la Méditerranée avec si peu de chances de réussite. D’où la comparaison philosophique.
Et puis c’est le vide. Le vide sur le bateau alors que tous ces gens partent pour un futur inconnu. En regardant dans leurs yeux, je peux deviner leur nouvelle crainte : « Que vais-je devenir maintenant ? ». Après quelques heures passées à débarquer, l’Aquarius est vide. C’est étrange ; si chargé de vie il y a seulement quelques heures, et maintenant, vide. Totalement vide.
Je reviens à mes pensées. Au-delà de l’absurdité, notre mission de sauvetage nous prend une énergie folle, mais elle nous en procure autant en retour. Il y a tellement d’émotions, des émotions qui nous dépassent, avec le stress et la difficulté des opérations. «Satisfaction » est peut être un mot fort, mais c’est véritablement une satisfaction pour nous que de secourir toutes ces personnes. Et pourtant, après la satisfaction éprouvée vient le vide.
Tout ce qui reste sur l’Aquarius, c’est le vide – et le vide dans mon cœur. Ce vide qui reste jusqu’à ce que nous reprenions notre route vers la zone de sauvetage, tout comme Sisyphe, donnant tout ce que nous pouvons pour adoucir les souffrances et secourir les personnes en détresse.
Par René Schulthoff
Crédits Photos : Isabelle Serro