Y., ivoirien, 26 ans, raconte les épreuves qu’il a traversées en Libye avant d’être poussé en mer à bord d’un canot pneumatique, et d’être secouru en mer par l’Aquarius le 13 janvier dernier.
Alors que l’Aquarius s’approche de Messine, les sommets enneigés des monts Nebrodi apparaissent à l’horizon. Un vent glacial balaye le pont arrière du bateau, les volontaires de SOS MEDITERRANEE et le personnel médical de Médecins Sans Frontières distribuent des tasses de thé chaud sucré aux 300 passagers qui grelottent. Le voyage retour a été long et mouvementé. Deux passagers ont du être évacués en hélicoptère vers Malte la veille. Deux autres, en hypothermie, sont encore dans la clinique de l’Aquarius sous haute surveillance du médecin. Les passagers les plus affaiblis ont été transférés dans le « shelter », cette pièce d’ordinaire réservée aux femmes et aux enfants. Affaiblis par la traversée éprouvante, amaigris après des semaines voire des mois passés dans les prisons libyennes, beaucoup sont à bout de forces. Mais il faut tenir bon, pour les quelques heures de navigation qui nous séparent encore du port de Messine où le MRCC, le centre de coordination des secours en mer de la garde côtière italienne, nous envoie pour le débarquement.
Y., lui, sort du « shelter » parce qu’il a trop chaud. « Déjà en Afrique je ne supportais pas la chaleur » dit-il avec le sourire. Quelques heures plus tôt il grelottait et tenait à peine sur ses jambes. Je réalise qu’en trois jours, ce jeune homme de 26 ans a vu pour la première fois la mer et la neige. Il fait partie des 109 migrants transbordés depuis un navire de la marine militaire italienne vers l’Aquarius le soir du 13 janvier. « Depuis tout petit je rêvais de l’Europe. C’était une joie pour moi, l’idée de changer d’horizon. De pouvoir évoluer. Mais je ne savais pas les épreuves qui m’attendaient ». Ce jeune ivoirien est sur le point de réaliser son rêve d’enfant, mais la joie qui l’animait s’est évanouie. « Il n’y a plus personne derrière moi, mon papa, ma maman et mes frères ont été tués pendant les violences en Côte d’Ivoire » explique-t-il.
« Je me suis parti seul, je suis passé par le Burkina, la Côte d’Ivoire le Niger et puis la Libye pour arriver à Al Qatrun la première ville libyenne dans le désert. J’ai passé deux semaines pratiquement sans manger et sans boire. J’étais là-bas, sans aucun papiers, sans aucun document de valeur, traité comme une marchandise » raconte Y. Il explique qu’il s’est ensuite retrouvé dans un camp, où il n’avait droit qu’à « une cuillérée de nourriture et un pain par jour et rien jusqu’au lendemain». Il raconte que le 3 décembre il y a eu une révolte autour de la prison où il se trouvait, sans savoir exactement expliquer où elle se trouvait. « Vous savez, ça ne va pas très bien entre les libyens. Ils se disputent le business ».
« Ce jour là, certains ont commencé à pousser la porte et 15 à 20 personnes se sont échappées. Les autres ont été tuées. En tout une quarantaine de personnes sont mortes ». Il se souvient avoir vu certains de ses compagnons tomber sous les balles. « J’ai réussi à m’en sortir et j’ai été aidé par un noir du Niger. Il m’a récupéré et il m’a donné à manger. Il m’a mis en contact avec d’autres personnes et je suis parti pour Bani Walid. Pour 100 dinars, on m’a fourré dans un 4×4. Arrivé à Bani Walid, je ne pouvais plus retourner en arrière ». Celui qui l’a « aidé » devient alors son « tuteur », explique Y. « J’étais obligé de travailler pour lui. Faire n’importe quel travail : laver la maison, la voiture, tondre le gazon, aller aux champs. Je n’ai jamais été payé. Tout ce qu’on m’a donné c’est une cuillérée de nourriture ».
« En Libye, on nous traite comme des esclaves » explique Y. « On nous fait faire des travaux que des machines peuvent faire, tout ça pour une cuillérée de nourriture par jour. J’ai des traces dans le dos. J’ai été frappé. On me mettait un truc électrique sur la cuisse chaque matin. Et puis j’ai eu une fracture, je suis tombé, j’ai perdu connaissance. Mais il fallait que je retourne travailler. Ils ne nous payent jamais pour le travail que nous faisons, ils nous frappent. C’est pour tout le monde pareil. Et tu ne peux pas t’échapper. Il y a des enfants de dix ans, de douze ans avec des armes, ils nous chassent, ils disent « ici c’est chez nous » et ils n’hésitent pas à tirer » poursuit le jeune homme, d’un ton détaché.
« En Libye, on ne peut pas différencier les hommes armés de la police. C’est un autre monde. Il y a de la discrimination partout. Une bouteille d’eau elle coûte 10 francs pour les libyens pour nous elle coûte 50 francs. A tout moment, n’importe qui peut pointer une arme sur vous, sur tout être humain. Ils te mettent en prison et ils te demandent de l’argent. En Libye, tu ne peux pas te plaindre, auprès de personne. Là bas, personne n’a le droit, sauf les Libyens. Nous, nous sommes des marchandises, des esclaves ils ne pensent qu’à nous vendre. Dans la rue il y a des coups de fusil partout, tout le temps. A la fin, ils ramassent des gens et ils les jettent comme ça dans les canots. C’est la catastrophe !».
Evidemment il regrette d’y être allé, évidemment il n’y retournera jamais. « Les gens ne savent pas. Ils viennent volontairement, mais ils ne savent pas que ça va être très difficile. En Libye, on tire, on tue, on t’embarque pour quelque part, mais où ? Tu ne sais pas, tu ne sais jamais ».
Et ces « gens » se retrouvent, comme lui, pieds nus, sur un canot pneumatique au milieu de la Méditerranée, sans gilet de sauvetage, sans GPS. A prier pour qu’un navire vienne les secourir. De l’Europe, il n’attend rien en particulier. « Je quitte l’Afrique pour refaire ma vie », c’est tout ce qu’il sait.
Par Mathilde Auvillain
Crédits Photos : Anthony Jean