Carnets d’Hippolyte, BD reporter à bord de l’Ocean Viking – épisode 37 – Écrire son histoire

25 janvier. 

L’Ocean Viking est en approche des côtes siciliennes. Avec Riad nous faisons le tour de tous les rescapés, pour leur demander de prendre tout ce que SOS MEDITERRANEE leur a donné. Et de le garder précieusement avec eux : couverture, serviette, couverture de survie, brosse à dent, dentifrice, survêtement, chaussettes, bonnet. Tout cela pourra leur être utile une fois débarqués. La plupart n’avait rien pu emmener avec eux à leur départ de Libye et nous ne savons pas exactement ce qui les attend et où ils vont se retrouver d’ici quelques temps. Tout pourra alors être utile. Vital. 

Il faut également que tout soit propre à bord, que rien ne traine. Les médecins du Ministère de la Santé italien vont monter à bord. Il faut éviter toute raison de leur déplaire. Un nouvel examen de passage est à venir. Il vaut mieux prévenir que guérir. En quelques minutes, tout est nettoyé et tout le monde arbore son sac orange. Contenant l’ensemble de leur vie. Le gilet de sauvetage s’est transformé en sac de survie. La couleur du sauvetage est partout. Pour les rescapés, la marche sera encore longue. 

L’arrivée à Augusta est prévue pour dix heures du matin. D’ici là nous distribuons un nouveau repas aux rescapés, sans doute le dernier. Une immense « file africaine » se forme : nouveau masque, barres énergétiques, Petit Lu, barres céréales, cacahuètes, thé chaud. Là encore il faut faire le plein. La journée risque d’être longue et il n’y aura sans doute pas le temps d’un second repas avant de trouver le sommeil. Je prépare les barres énergétiques, souvenir du passage de MSF à bord de l’Ocean Viking, qui constituent un apport calorique journalier. 372 fois deux barres. Charlie est à mes côtés, ce matin il n’est pas team leader d’EZ2. Il est en charge des Petit Lu, du bonjour et des beaux yeux. Son visage reçoit la lumière du levant s’infiltrant dans les travées du navire à chaque mouvement de houle. À chaque nouveau rescapé son visage s’éclaire. Je me perds à regarder la beauté de son visage. De sa dignité. 372 fois les yeux qui se plissent de sourire. 372 bonjours personnalisés avec humour et amour. Il y a vraiment des petits gestes qui changent tout. Le soleil commence à me piquer les yeux, ou seraient-ce les embruns, je ne sais plus très bien. L’Ocean Viking avance tranquillement vers Augusta. Ce matin, tutto va bene.  

Crédit photo : Hippolyte / SOS MEDITERRANEE

Terre. Les côtes siciliennes se dessinent. Une montagne surplombe l’horizon : l’Etna. Et son sommet couvert de neige. Mirage au cœur des couvertures de survie, semblables à des casques d’or, arborées par les rescapés. Eldorado.  

Crédit photo : Hippolyte / SOS MEDITERRANEE

Au milieu des rescapés, un homme est assis. Dans ses mains un objet brille. Plus précieux que n’importe quel métal : une chaine et une bague, entrelacées. « C’est un cadeau pour ma femme. Je vais la retrouver. » Il s’appelle Simplice. Elle s’appelle Sandrine. Voici six mois qu’elle a quitté la Libye. Six mois qu’il sait qu’elle a réussi la traversée. Six mois qu’il n’a pu la contacter. « Je sais qu’elle est en Italie. Peut-être au nord. » Son regard ne montre aucun doute. Il a survécu à tout. Elle aussi. À ce départ depuis leur Cameroun natal depuis plusieurs années. Aux traversées. À la torture. Aux prisons libyennes. À l’attente. À la séparation d’avec leurs enfants qui ont dû rester au pays, dispersés dans leur famille. À l’espoir. Intact. « Avec l’amour tout est possible ». Ses mains se referment sur le présent magnifique. Futur de tous les possibles. 

Le départ va être proche, je veux retrouver les personnes qui étaient à mes côtés sur le bateau de secours, que j’ai tenues dans mes bras ou rassurées : le bébé évidemment, à qui j’ai donné mon doigt. Le voir une dernière fois. Je formule ma demande à Caterina. 

Le bébé est là, juste devant le container réservé aux femmes et aux enfants, entouré par ses parents. Je leur demande si je peux les dessiner. Je caresse avant toute chose la joue du bébé de mes doigts, retrouvant son sourire et ses petits yeux mi-clos. Je raconte à sa maman le moment où mon doigt a trouvé sa bouche, pour la rassurer alors qu’ils étaient séparés. Nous sourions d’un air presque gêné. Le bébé s’appelle Thelma. C’est une petite fille. Ses deux parents viennent du Cameroun. Je ne leur en demanderai pas plus sur leur parcours, leur histoire. Le moment est à la joie. À laisser ce passé derrière soi. Je souhaite juste pouvoir avoir des nouvelles. Le contact est établi. Il l’était déjà. Il ne partira pas. Eux oui. Enfin.  

Illustration : Hippolyte / SOS MEDITERRANEE

La seconde personne que je souhaitais retrouver était la dernière à s’être assise à mes côtés : Moussouni. Il dépareillait des autres rescapés avec sa belle moustache recourbée, son air fier et droit, son turban finement enroulé. Il semblait sorti d’un film de cape et d’épée, traversant les déserts le regard haut et fier. En quelques secondes, il s’était effondré, pleurant tout le poids de sa tristesse et de sa joie contre moi. Il s’en souvient. « Vous nous avez sauvés. Vous avez sauvé des vies. Vous avez sauvé l’humanité. Merci. » 

Depuis son arrivée il demande des livres en français pour pouvoir lire. Il rêve d’être écrivain, journaliste. Il a commencé à écrire son histoire dans un grand carnet que nous avons à bord, remplissant des pages d’une belle écriture se tordant suivant la douleur des propos. Un trésor. Je me plais à dessiner ses traits, son visage, son regard perçant sous son turban. Son ami Lamine qui l’accompagne apprécie mon dessin. La fascination est partagée par les passants. Le contact est pris. Plus tard, nous écrirons son histoire. Il écrira peut-être la nôtre.  

Illustration : Hippolyte / SOS MEDITERRANEE