Carnets d’Hippolyte, BD reporter à bord de l’Ocean Viking, épisode 32 – Les ailes d’Aïcha

21 Janvier  

6.30. La journée commence dès l’aurore.  

Une douce musique classique s’échappe de la cabine du capitaine, alors que je monte sur la passerelle.   

La mer est plus agitée que la veille au soir. Le vent s’est levé. Si des embarcations ont pris la mer dans la nuit, la journée risque d’être plus houleuse que prévu.  

Charlie est à son poste de veille aux jumelles sur le pont. Moi au dessin de la passerelle. Une lumière rouge de ma frontale pour tout éclairage dans l’obscurité.  

Je regarde les prévisions météorologiques avec Matthieu. Il n’est pas serein.  

8.30. Luisa reçoit un message électronique d’Alarm Phone, le réseau civil d’alerte en mer Méditerranée. Une embarcation serait en détresse à environ un mille nautique, une grosse demi-heure de navigation. Il y aurait, suivant leurs informations, 120 personnes à bord.  

Toutes les équipes s’équipent. Il faut être prêt. « Mimi » de l’équipe des sauveteurs enfile sa tenue après quelques étirements. « Une journée comme ça, c’est la hantise du sauveteur. Une mer calme la veille. Mauvaise le lendemain. Là tu vas pas avoir des chefs sereins. Et s’il y a une embarcation en détresse, autant te dire tout de suite qu’il y en aura potentiellement d’autres suite à cette fenêtre météo. »  

Luisa reçoit un appel. « Deux embarcations en détresse supplémentaires ? Vous pouvez confirmer ? »  

Le stress monte en même temps que la vitesse de l’Ocean Viking. La journée promet d’être longue et « Mimi » avait bien analysé la situation. 

Luisa vérifie les messages. Elle parle à Tanguy : « Il y a trois embarcations en détresse ».  

Tout le monde se rassemble sur le pont. Il faut trouver la meilleure option de navigation. Les trois embarcations sont à des distances assez éloignées. Plusieurs heures de mer. Qui nous mèneront jusqu’à la nuit. Il n’y a aucune minute à perdre. Beaucoup de vies sont en jeu. Et nous sommes le seul navire civil de secours en opération dans toute la Méditerranée centrale. La seule option de secours. Le dernier recours.  

Les jumelles se déploient à l’intérieur, sur le pont. La mer est un ciel de nuages virevoltant au gré du vent. Rendant l’observation binoculaire quasi-impossible. L’avion d’observation le Colibri de l’ONG française Pilotes Volontaires passe au-dessus de nos radars. « Quand un oiseau montre la cible, tu suis ses ailes. » Mimi navigue à la poésie. Il faudra rester léger toute la journée.  

9.10. Luisa appelle le Colibri. Ils confirment la première cible. Vers laquelle nous nous dirigeons dans son sillage. Et une seconde. Plus au nord. Peut-être à deux heures de navigation.  

Assis sur le pont, regard amplifié vers l’horizon, Mimi repère l’embarcation. Un bateau en plastique blanc. Juste devant nous. Perdu dans ce ciel de nuages sans fin. Il ne faut le perdre de vue sous aucun prétexte. « Tu vas monter en grade Hippolyte. Prends une paire de jumelles. Tu vas donner tes yeux pour la veille sur le pont. »  

Il est là. Une forme blanche ballottée par les flots. Surmontée de minuscules points noirs. Innombrables. Seul un point orange le distingue des autres nuages. Sans doute un gilet de sauvetage. Une lueur d’espoir. Un repère sur lequel il faut s’accrocher.  

En quelques minutes, Easy One et Easy Two sont à l’eau. Tanguy, Mimi, Hassan, Rocco et Nejma sur le premier. Charlie, Erik, Alessandro, Léo et Fabian sur le second. Accompagnant l’Ocean Viking comme deux fiers drakkars chevauchant les vagues. Secours au poing.  

Les équipes médicales se préparent sur le pont inférieur. Où seront débarqués les rescapés.Covid oblige, ils ressemblent tous à des cosmonautes. L’air est encore léger. Comme en apesanteur. Luisa et le capitaine discutent de la meilleure position du Mothership (le nom donné à l’Ocean Viking) pour protéger ses deux fiers drakkars et l’embarcation en détresse de la houle toujours présente. Tout le monde aura un rôle à un jouer. La théorie devient pratique.  

Easy One et Easy Two entrent en contact avec l’embarcation. L’Ocean Viking les dépasse. Ils sont à notre portée de vision, nous longeant à tribord. Les rescapés sont innombrables. Nous ne pouvons les compter. Les gilets de sauvetages sont distribués. La houle fait vaciller les navires. Tout le monde craint une chute. Un effet de foule. Un mouvement de houle. Retient son souffle. Silence.  

« Des nouveau-nés à bord ! »  

Les premiers rescapés à bord d’Easy One s’approchent du débarcadère. Une vingtaine de personnes. À quelques mains tendues de quitter l’enfer.  

Un premier enfant passe de bras en bras. Il doit avoir trois ans. Il est en larmes. Pris en charge par Christine, Ophélie, Hannah et Caterina de l’équipe médicale. Il passe devant mon appareil. Étrange sentiment de photographier une scène déjà vue mille fois. Vécue pour la première fois. La réalité change tous les repères.  

Les photos vont s’enchaîner. Machinalement. Des femmes. Des hommes. Et une sorte de petite valise noire. Avec une sorte de fourrure blanche. Je mets quelques secondes à réaliser. Un landau ! Sorti des eaux. Avec une vie à l’intérieure. Qui flottait au milieu de la mer depuis des heures. Surréaliste.  

« Bienvenue. Welcome. » Deux autres enfants suivront. Tous en larmes. Le choc. La fatigue. Depuis des heures. Des jours. Des mois. Les parcours de chacun nous sont encore inconnus. Nous savons qu’ils ont un passage commun. Un point de non-retour souhaité : la Libye.   

Une femme s’apprête à monter à son tour. Son corps l’abandonne. Les bras manquent hisser sa détresse sur le pont. Mon appareil photo n’est d’aucune utilité sinon me maintenir à une distance déraisonnable. Je l’attrape par le bras avec Mat’. Premier contact physique. Je sens le poids de son corps. De sa douleur. L’humidité lourde de ses vêtements. Elle hurle de douleur. Manque encore de s’effondrer. Nous la tenons solidement. Mes mots sont désuets. « Vous êtes en sécurité ici. On va prendre soin de vous. »  

« Mon pied, j’ai mal. » Elle parle en français au milieu des pleurs. Tout le monde est occupé avec les premiers rescapés. Je l’assois sur une chaise et reste à ses côtés. Elle semble à bout de forces. Derrière mon masque, j’essaie de l’apaiser. Nos regards se croisent. « Il y a des médecins à bord. Ils vont s’occuper de vous. Ici, tout ira bien. Vous allez enfin pouvoir vous reposer. Ici, vous êtes en sécurité. » Elle a mal au pied depuis 3 jours. Toute l’équipe médicale est occupée avec les bébés. Il va falloir patienter. Avec Christine, nous l’installons à l’intérieur du container réservé aux femmes et aux enfants. Le bébé est là avec les autres enfants. Il faut changer leurs habits trempés par la traversée, imbibés du fuel répandu au fond du navire pendant leurs dix heures de mer. Organiser le passage à la douche. Leur donner des vêtements propres, des forces. À manger. À boire. Les réchauffer. Les rassurer. À l’autre bout du pont, une longue file d’hommes font la queue pour donner leur âge, leur pays d’origine avant d’arriver en Libye, leur état de santé, prendre leur température. Déposer leurs habits dans de grands bacs en plastique. Comme on dépose son passé. Pour enfiler des vêtements neufs et chauds. Comme une nouvelle peau.  

Les allers-retours de EZ1 et EZ2 s’enchaînent durant deux heures. Calmement. Débarquant à chaque fois une vingtaine de rescapés. Avec le même rituel. Et les mêmes émotions à l’arrivée. De la joie. Des larmes. Des mains qui s’agrippent. Des sourires. Des peaux qui se touchent. Des regards qui se croisent. Des complicités fugaces mais incroyablement intenses. Des poils qui se dressent chaque instant sous ma veste. Des os que l’on sent sous les habits trempés. Des odeurs de fuel qui circulent sur le pont. Des corps meurtris qui trouvent réconfort. Du repos. La paix.  

Tous les rescapés sont à bord. Sains et saufs.  

119 personnes auront été sauvées aujourd’hui. Dont trois enfants. Et un bébé d’un mois. Né le 17 décembre. Aboubacar.  

Mimi sort apporter un café à Tanguy, avec qui je fume la première cigarette d’après-rescue (sauvetage). Sous le pont supérieur. De l’autre côté du navire. Un moment de répit. Où tout retombe. Les premiers mots sortent de la bouche de Mimi.  

« Pour eux, c’est un moment absolu. Aujourd’hui, ils ont réussi à quitter l’enfer après des mois, des années parfois. Partir en mer comme ils l’ont fait, c’est comme traverser le Styx et quitter le royaume des damnés. Là, ils sont en sécurité. Tu ne peux pas t’imaginer ça. »  

La mission de secours d’aujourd’hui est une réussite. « Tant que tout le monde n’est pas à bord, moi je suis pas tranquille. Il ne faut pas se relâcher un instant. » le café et la clope c’est quand tout le monde est sauvé et en sécurité. À bord. Là, la cigarette est méritée. Un répit pour eux aussi. Mimi l’a appris durant le sauvetage.

« Je voyais Tanguy qui était pressé. Quand il m’a dit qu’on avait deux autres embarcations en détresse à aller secourir après, là j’ai compris. On avait aucune minute à perdre. Mettre tous ces gens en sécurité et se dépêcher pour aller sauver les suivants. » L’Ocean Viking a repris sa course, vers ces âmes perdues au milieu de l’immensité de la mer. Point minuscule d’espoir flottant à la dérive.  

La nouvelle tombe. La seconde embarcation en détresse a dérivé vers une plateforme pétrolière. Pénétré le périmètre de sécurité. Les garde-côtes libyens sont venus les chercher. Pour un retour direct vers l’enfer et les prisons libyennes. Les garde-côtes libyens ont le contrôle de la zone depuis deux ans. Donné par les autorités européennes. Ils se doivent de ramener les rescapés dans un port sûr. Une prison libyenne n’est pas un lieu sûr. La Libye n’est pas un port sûr. Et l’Europe ferme les yeux.  

Ces prisons, tous les rescapés sur le navire les ont connues. Notamment la maman de la petite Aïcha, 3 ans. Elle a quitté le nord du Mali il y a sept mois, avec Aïcha et son mari. Leur traversée de l’Afrique s’est terminée il y a trois mois. En Libye. En prison. Pour être rançonnés contre libération. Les familles ont seulement pu payer la somme exigée pour la maman et sa fille. Pas pour le mari, resté en prison. Ombre parmi les ombres. « C’était trop cher ce qu’ils demandaient. Vraiment trop cher. On a seulement pu partir moi et Aïcha. Mon mari espère pouvoir nous rejoindre. »  

Nous discutons sous une carte du monde scotchée contre le mur de l’hôpital de bord. Je lui demande naïvement où elle aimerait aller. « La France. Peut- être, la France ».  

Elle parle bambara, assez mal français. Ses mots sont choisis et limités, son espoir entier. Pour elle. Pour son mari. Pour sa fille. Aïcha.   

Aïcha, qui danse au milieu des rescapés qui chantent leur liberté, Aïcha qui passe de bras en bras avant de prendre possession de la petite peluche licorne, mascotte du navire depuis son départ de Marseille. Sans trop savoir comment elle s’est retrouvée là. Comme Aïcha. Nouvelle mascotte du navire, aux souliers roses comme les ailes de la licorne, qui jouent avec Léo, le jeune pilote sauveteur irlandais, à savoir qui sautera le plus haut. Je m’assois à sa hauteur. À celui de son regard. Celui d’un enfant qui s’amuse de ce nouvel univers qui l’entoure. De cette trouée dans l’étrave par laquelle on voit la mer qui défile. Bleue au milieu du rouge viking. Nos regards suivent la même direction. L’espace d’un instant plus rien n’existe autour de nous. Juste un plaisir d’enfant. Sans enjeu, sinon le rire. Jeux de mains. Chatouilles. Avion à bout de mains. Sa maman nous regarde en riant. Ophélie prend mon appareil pour immortaliser ce moment. Tout disparaît l’espace d’un instant. Oasis dans une oasis. Entourée par la mer. Et des larmes de joie.  

Je retrouve Yann plus tard sur le pont supérieur. Il ira surveiller le pont avec les rescapés cette nuit de 2h à 4h du matin. Prenant son tour de garde comme chaque membre de l’équipage. En plus des tours de veille aux jumelles sur le pont.   

Il est en contact avec des proches en France. Tous sont déjà au courant des sauvetages du jour. Les messages pleuvent.   

« Je ne sais pas quoi leur répondre. Ils me disent « force, détresse du monde. Courage. » mais c’est beau, c’est tout ! Et j’ai l’impression qu’on n’a rien fait de fou. On a juste tendu la main. Je comprends ce qu’on peut ressentir à distance. Mais je me sens pas comme un héros. On est juste au bout d’une chaîne incroyable et on a fait notre boulot. Et c’est beau. » Tous les gens sur ce navire sont incroyables. Les équipes, les rescapés.  

La troisième embarcation signalée en détresse ce matin a été interceptée par les garde-côtes libyens. Ce soir, nous ne ferons pas d’autres sauvetages.   

Je monte sur le pont, seul, dans la nuit.  

La mer est calme. La lune brille et la pare de mille reflets lumineux.  

Aïcha, sa maman, le petit Aboubacar et tous les autres rescapés dorment paisiblement les uns contre les autres, enroulés dans leur couverture, sous les chauffages des containers, au sein d’un navire qui tend la main. Une oasis flottant au milieu des flots.