Mercredi 29 juillet.
Je me balade sur le pont désert, le « Deck », au milieu des containers. Le soleil est déjà haut et l’ombre des tôles offre un peu de fraicheur.
Julia se trouve dans le container des hommes. Forcément désert depuis le débarquement des 180 personnes le 7 juillet à Porto Empedocle.
« C’est bizarre de voir cette salle vide, normalement il y a plein de monde, jusqu’à 200 personnes, les rescapés qu’on a sauvé, là c’est étrange de le voir comme ça.. C’est toujours un décalage d’avoir les souvenirs de cette salle remplie de gens. »
Julia est un peu désespérée de voir l’Ocean Viking vide, à quai, on sent que ça la touche profondément, elle n’est pas à l’aise avec ça, avec l’image que ça renvoie. Comme tous, elle aimerait que le bateau soit en mer et remplisse sa mission et ses containers. De vies.
Julia a déjà participé à deux rotations, elle se souvient.
« Normalement l’équipe est toujours au maximum présente sur le « Deck » avec les rescapés, on passe autant de temps possible avec eux. Après il faut dormir, ou bien on a d’autres tâches chacun à remplir sur le navire, mais on essaie toujours d’être le plus au contact possible avec eux, c’est tellement important. »
Le protocole sanitaire qu’ils ont suivi à la lettre lors de la dernière rotation a un peu tout bouleversé, il a fallu se réadapter. Derrière des masques, des distances, et face à des histoires toujours aussi denses et complexes.
« Sur une rotation, on avait un groupe de 104 rescapés, le temps était long pour les débarquer, sans réponse des ports. Il y avait beaucoup d’enfants, on se sentait coupables nous de les voir attendre autant, et eux ils sentent ce qui se passe, ils comprennent que l’Europe ne veut pas d’eux… c’était triste, c’était énervant, frustrant, pas juste, mais entre nous et eux, ensemble, c’était tellement le sentiment d’être sur le même bateau. Malgré l’attente, on se tenait tous ensemble. »
À terre, durant la dernière opération qui a vu l’Ocean Viking déclarer l’état d’urgence pour la première fois dans l’histoire de SOS MEDITERRANEE et attendre 11 jours interminables avant de pouvoir débarquer les 180 migrants en Sicile, un des rôles de Julia a été de faire la timeline de tous les évènements qui se sont passés, et de les mettre en ligne. Pour témoigner et ne pas oublier.
« En relisant tout ça je me suis rendue compte à quel point l’équipe avait été laissée seule, sans réponse des autorités, et ça doit créer un sentiment de désespoir.»
Le temps qui passe, l’absence de réponse, l’usure du temps, autant d’éléments auxquels doivent faire face les équipes sans cesse. Julia était sur le navire au début de la période de confinement, bloquée à quai comme tous les bateaux du monde par les mesures sanitaires sur le port de Marseille.
« J’étais à bord de mi-mars à fin avril, 6 semaines sans faire de rotation. Tu peux te dire que c’est plus reposant, tu es à quai, mais c’était presque plus fatiguant qu’une rotation classique. Les départs continuaient et on ne pouvait rien faire, c’était terrible. »
Sur le port de Marseille comme ailleurs à cette époque, rien ne semblait bouger, la vie s’était arrêtée. Dans la stupeur. Dans la peur. Dans le confinement. La mer était déserte. Seules les embarcations fuyaient encore et toujours la Libye, ou partaient de Tunisie. Des corps s’échouaient sur les plages, des bateaux arrivaient en Italie. Et beaucoup sombraient en mer, nous ne saurons jamais combien. Parfaitement invisibles.
Un temps infini, une incertitude qui use et amène à abandonner. Julia est admirative de la résilience des équipes, de la tenue, malgré tout.
« Ça fait mal de voir ces deux navires là [Ocean Viking et Sea Watch 3], côte à côte, immobilisés. »
Quand j’ai pris l’avion pour rejoindre la Sicile, j’étais surpris en survolant la mer Méditerranée de l’immensité de celle-ci. Deux heures de vol, des kilomètres de bleu infini. Voir ces supertankers d’en haut qui ressemblaient à de minuscules tâches sur ce lavis turquoise sans bord, imaginer tout l’effort et l’artillerie administrative sortie par les autorités pour bloquer les navires de secours, la force et la volonté de tous ces hommes et femmes à terre qui se battent chaque jour pour que le navire reparte. L’énergie déployée pour combler ce vide. Minuscule point d’espoir dans cette immensité. Cette mer bleue qui ne s’arrête jamais. Les rapports de taille sont inimaginables. Une mer immense, un navire, des mois d’attente, 180 rescapés.
Je parle à Julia du fait qu’une chaine TV de La Réunion m’a contacté pour faire une interview sur la situation. Pour rendre compte de ce qui se passe et que j’ai mis en lumière par mes articles jusque-là. Pour expliquer tous ces rapports-là.
Nous sortons du container, Julia retourne à son bureau pour continuer à faire le lien avec les équipes à terre, je prends les codes wifi pour avoir les derniers mails et les coups de fils manqués.
Finalement la chaine TV décalera l’interview. Selon la présentatrice « On n’a pas envie que le sujet se noie au milieu de tous les autres. »
Un rapport de taille et de distance.
Crédit photo : Hippolyte / SOS MEDITERRANEE