Justine a rejoint pour la première fois l’équipe de recherche et de sauvetage de SOS MEDITERRANEE en avril 2021. De retour sur l’Ocean Viking en septembre, elle nous fait part de son expérience à bord. Voici le deuxième récit issu de son journal de bord.
Dans la matinée du 18 septembre, nous nous préparons à trois reprises pour porter secours à des embarcations en détresse. Seul un sauvetage sera réalisé, les garde-côtes libyens procédant sous nos yeux à l’interception de deux embarcations en détresse dans la zone ce jour-là. Le 19 septembre, nous portons secours à 33 personnes en détresse dans la matinée, puis à la nuit tombée, nous réalisons notre troisième intervention, portant assistance à 58 personnes. L’Ocean Viking a alors à son bord 116 rescapés. Lorsque vers 23h00 j’éteins ma lumière, engloutie par la fatigue, je n’ai aucune idée du fait que, quelques heures plus tard, une embarcation en détresse nous tirera de notre sommeil. Dans la nuit du 19 au 20 septembre, nous nous apprêtons à partir pour une quatrième opération en moins de 36 heures.
Ça a commencé comme ça. Une voix dans le chambranle de la porte nous tire calmement du sommeil. Elle nous prévient. « D’ici quarante minutes, nous approcherons une embarcation en détresse ». Dans un premier temps, s’assurer que les collègues qui partagent la cabine sont bien réveillées. Puis, boire un coup, remplir son estomac. Enfin, s’équiper. Tranquillement. Ready for rescue [1], nous le serons. La précipitation n’est pas nécessaire. Les entrainements nous ont appris à nous équiper de la tête aux pieds et préparer nos zodiacs d’intervention en dix minutes. Enfiler nos cirés, nos bottes, nos gants, nos gilets de sauvetage. Mais quelle heure est-il est d’ailleurs ? 2h19. Nuit. Presque pleine lune. Sur le pont de l’Ocean Viking, les frontales rouges s’affairent. Chacun est à son poste, se préparant au sauvetage à venir. Ce soir, nous mettrons à l’eau Easy 1 et Easy 2, deux des trois zodiacs opérationnels à bord. Entre nos masques FFP2 et nos casques de sécurité, seuls nos yeux sont visibles. C’est suffisant pour communiquer. Des regards, des clins d’œil et des froncements de sourcils qui affirment ou demandent « Sangles à cliquet hors tension », « Matériel de réanimation à poste », « Zone d’embarquement prête ». « Tu vas bien ? ». De toute façon, le pont est un endroit assourdissant. Et en cette heure, il semble que personne n’ait l’envie de crier pour couvrir le bruit des machines et se faire entendre. « Easy 2, prêt à être mis à l’eau ». La grue hydraulique procède à la mise à l’eau de notre semi-rigide. « Easy 2, vous avez le feu vert pour rejoindre la zone d’embarquement ». Les deux derniers membres d’équipage embarquent. C’est parti.
Cap sur une lumière saccadée. En chemin, quelques vagues cassent sur le flanc du zodiac et nous rafraîchissent. Elles sont les bienvenues. Il fait lourd et moite, je suis en nage. Les yeux aux aguets, nous scrutons l’horizon et naviguons à vue en direction de l’indication lumineuse. Une forme floue se distingue au loin. Embarcation en bois identifiée. Voix d’hommes. Treize précisément, mais nous ne le savons pas encore. Odeur de fuel. La lumière saccadée est un écran de téléphone portable tenu à bout de bras. Du moins, c’est ce que je crois observer dans la pénombre. Un homme assis à l’arrière du bateau hisse son bras à notre attention. Il insiste quelques minutes, nous montrant un cordage emmêlé. Peut-être pense-t-il pouvoir être ainsi remorqué. Je n’en saurai rien et il n’en sera rien. Remorquer ces embarcations – souvent en mauvais état et chargées au-delà de ce que leur stabilité leur permet – représenterait un véritable danger pour les personnes à bord.
La voix qui nous a doucement réveillées il y a maintenant plus d’une heure prend désormais fermement le contrôle de la situation. Les voix d’hommes s’effacent. Nos deux semi-rigides se postent à couple [2] du bateau en bois. Les regards y sont hagards, les traits tirés, épuisés par des heures de dérive. Quarante-huit nous préciseront-ils. Avec une gaffe [3] et la force de nos bras, nous agrippons la lisse [4] de l’embarcation pour ne pas perdre le contact. Agripper demande de l’énergie, car les mouvements de la mer tour à tour nous éloignent ou nous rapprochent de l’embarcation. La sueur s’accumule. Nuit toujours noire, cette quasi pleine lune n’est pas si éclairante. Agripper la lisse, encore. Préparer les gilets de sauvetage pour la distribution. Distribuer. Ces hommes ayant tous enfilé un gilet, leur transfert peut commencer. L’un après l’autre, dans le calme. Après deux jours assis sans pouvoir véritablement étendre leurs jambes, l’effort pour se lever, maintenir son équilibre, enjamber leur embarcation, marcher quelques pas pour s’asseoir à bord du semi-rigide, leur est considérable. L’un des rescapés, à bout de force, est évacué par civière. Cette dernière occupe les deux tiers de l’espace au sol d’Easy 2. Le tiers restant est réquisitionné par un énorme sac contenant des bouées de sauvetage en forme de fer-à-cheval. Trois autres sacs aussi conséquents sont fixés sur les côtés de notre zodiac. L’espace y est optimisé car précieux. Il ne reste que quelques centimètres dégagés pour pouvoir circuler. Il faut savoir faire preuve d’équilibre dans cet environnement en mouvement continu – ce n’est pas toujours mon cas.
À mesure que le transfert des rescapés s’opère, leurs pieds tâtonnent pour contourner la civière et rejoindre une place où s’assoir sur notre semi-ridige. Quatre rescapés à notre bord, les autres embarquent sur Easy 1. Des visages se décrispent. L’un regarde le ciel et balbutie. Les yeux d’un autre sont plissés par un sourire. Celui-ci n’a plus qu’une chaussure aux pieds. Celui-là cramponne fermement une sacoche contenant quelques affaires. Des pouces s’élèvent en réponse à nos interrogations, « ça va ». Toujours quelques regards perdus dans le vague. Mes yeux se posent sur le sol de leur embarcation. Il est jonché de ces chambres à air noires vendues comme moyen de flottabilité à ceux qui tentent la traversée. Ma mâchoire se crispe. La vue de ces pseudos bouées m’agace. Je sais qu’elles ne sauvent aucune vie [5].
Le pilote d’Easy 2 prend la direction de l’Ocean Viking pour débarquer les rescapés. Je m’accroupis auprès de la civière, maintiens le contact avec notre jeune épuisé. Non pas agripper cette fois, mais rassurer. C’est bientôt fini. « Easy 2, vous avez le feu vert pour procéder à la débarque des personnes secourues ». Un à un, les rescapés grimpent l’échelle orange de l’Ocean Viking. Quelques barreaux d’échelle qui représentent un dernier effort avant d’être pris en charge à bord par les équipes post-sauvetage. La civière est hissée sur le bateau grâce à un système de poulies. « 1,2 tirez ! 1,2 tirez ! ». La civière a, à sa façon, elle aussi gravi les barreaux. 04h00, ou probablement plus. Quelques poignées de mains et tapes sur l’épaule circulent dans l’équipe. Opération terminée. Ce soir, ces treize hommes dormiront à l’abri.
[1]Prêt pour le sauvetage.
[2] Chaque semi-rigide se poste d’un côté du bateau en bois, ils le prennent en “sandwich”.
[3] Une gaffe est un long manche au bout duquel se trouve un crochet. Elle permet d’attraper et crocheter lors de manœuvre.
[4] La lisse est la partie supérieure des côtés d’un bateau. C’est une sorte de rebord qui sert de garde-corps.
[5] Justine a été témoin du naufrage d’avril 2021, où au moins 130 personnes ont perdu la vie. Une fois arrivé sur le lieu du naufrage, l’Ocean Viking n’a pu que confirmer qu’il n’y avait aucun survivant. Certaines de ces personnes à la dérive portaient alors ces chambres à air noires autour d’elles comme équipement de flottaison.
Lire aussi : [CARNET DE SAUVETAGE] #1, premier récit du journal de bord de Justine.
Photos : Laurence Bondard / SOS MEDITERRANEE