Une brume de chaleur épaisse en Mer de Chine. Déjà quatre heures qu’un jeune photographe prénommé Patrick scrute l’horizon avec ses jumelles. Au petit matin, un point gris se détache de la couleur du ciel. Lancé à pleine vitesse, le Mary, affrété par un richissime monégasque, Monsieur Gilles, s’approche rapidement. Le point gris se fait plus précis. Il s’agit d’un bateau de pêche dont le bois a subi les affres du temps. A son bord 48 personnes, essentiellement des femmes et des enfants.
Il fait beau ce jour-là en Mer Méditerranée au large des côtes libyennes. La mer est calme quand le capitaine de l’Aquarius donne l’alerte. Les radars ont repéré quelque chose. Un signal de détresse a été émis. En quelques minutes, l’embarcation de fortune se dessine sur les écrans de contrôle de la passerelle. Une course contre la montre commence, il faut repérer à la jumelle le rafiot avant qu’il ne passe à travers les mailles du filet de nos recherches. Une silhouette se dessine finalement au sommet d’une vague. Lancé à 10 nœuds, l’imposant navire orange se dirige à sa rencontre.
Patrick empoigne la main d’un gamin de 10 ans, le corps amaigri par la famine, le sourire édenté. C’est au tour du reste de la famille d’être secourue. Beaucoup de femmes se noircissent le visage. Leurs corps épuisés sont cachés sous des couches de vêtements imbibés d’urine et de fuel. Des haillons, entre lesquels des coupures de journaux sont glissés. Il faut tout faire pour repousser le viol. A bord du Mary, les réfugiés s’effondrent. Certains pleurent, d’autres prient. Beaucoup n’ont plus la force de rien. Les bénévoles de l’association « Partage » et de « Médecins du Monde » distribuent vêtements, eau, nourriture et dentifrice. Ceux qui ont échappés à l’horreur dormiront un mois à terre sur des nattes avant de rejoindre des camps de réfugiés. Les plus chanceux seront accueillis à Puerto Princesa en Philippines. Les moins bien lotis partiront pour Hong Kong, Singapour où ils patienteront pendant des mois derrière des barbelés dans l’attente d’un visa.
Retour au large de la Libye. Personne ne sait encore combien de migrants sont entassés sur ce canot pneumatique. Les sauveteurs de l’Aquarius s’approchent au plus près. La manœuvre commence. « Restez calme! » lancent les membres de SOS MEDITERRANEE qui tentent à tout prix d’empêcher les naufragés de se jeter à l’eau. A tout moment, l’opération peut tourner au drame si les consignes de sécurité ne sont pas respectées. Les gilets de sauvetage sont distribués, la plupart des migrants ne savent en effet pas nager. Hissés sur le pont de l’Aquarius, ils reçoivent un kit de survie. Boire, manger, parler, les besoins les plus primaires sont assouvis après des heures d’angoisse, après avoir dérivé sur une Méditerranée mortelle, transformée en cimetière marin. Placardé sur tous les recoins du bateau, un message imprimé en trois langues: « Si vous avez été victime de violences ou de viols, nous pouvons vous aider». Partis d’Afrique de l’Ouest ou de la corne de l’Afrique, mais aussi du Bangladesh, du Pakistan ou même encore de Syrie, ils vont dans quelques heures fouler pour la première fois le sol européen. De là, les parcours s’individualisent. Seules 60 % d’entre eux obtiendront le statut de réfugiés.
Lors de la prise de Saïgon en 1975, le Nord-Vietnam envahit le Sud. Des centaines de milliers de familles craignent pour leur vie. Pour échapper aux persécutions du régime communiste et plus tard à la guerre sino-vietnamienne, la fuite s’organise par la mer moyennant une somme d’argent. C’est le début des Boat people. Une situation qui soulève l’indignation auprès des intellectuels français de l’époque. Les différences sont mises de côté: devant l’urgence humanitaire, Jean-Paul Sartre se réconcilie avec Raymond Aaron. En 1979, les penseurs sont reçus à l’Élysée, ils pressent le pouvoir politique de résoudre le drame de l’accueil des réfugiés. Patrick, le jeune photographe français, a alors 22 ans.
35 ans plus tard, Patrick est toujours le même homme, mais plus avisé. Il s’est un peu étoffé et ses cheveux se sont teintés de gris. Il participe au premier sauvetage de l’Aquarius le 7 mars 2016 aux larges de la Libye. « Rien n’a changé ». C’est cette fois-ci par la mer Méditerranée que les hommes continuent à fuir la misère et la guerre. Pour moins d’un mètre carré sur une embarcation de fortune, sans eau et sans nourriture, ils dépensent les économies d’une vie dans l’espoir d’un avenir meilleur. Mais en temps de crise, les frontières se referment, les réflexes nationaux prévalent sur la valeur d’une vie humaine. On ne le répètera jamais assez, au risque d’agacer ceux qui ne veulent pas entendre ou ceux qui ne veulent plus voir, le travail des associations comme SOS MEDITERRANEE est indispensable. Parce que les Boat people est une situation hier mais qu’elle perdure encore aujourd’hui. Déjà en 1979, Jean-Paul Sartre s’indignait devant un parterre de journalistes : «Ce sont des hommes en danger mortel et ce sont ces hommes qu’ils faut secourir parce que ce sont des hommes. »
Par Perrine Baglan