L’Aquarius, ambulance de la mer Méditerranée
11 septembre 2017

Sa silhouette, sa coque orange, son nom aussi sont désormais connus dans toute l’Europe, mais l’Aquarius, « dame des mers » qui sauve des vies, ambulance sans gyrophares ni sirènes en pleine Méditerranée, aime rester discrète. Benedetta Collini, sauveteuse italienne de SOS MEDITERRANEE a imaginé et mis en mots un témoignage de ce navire hors du commun.

«  Bonjour, je me présente : je suis une dame des mers, je m’appelle Aquarius. J’ai eu un autre nom, dans le passé. On m’appellait Meerkatze, « le Chat des Mers ». D’ailleurs, en regardant attentivement sous ma proue, apparaît encore ce nom en relief recouvert par la peinture orange. Les navires changent souvent de nom, du moment que l’on respecte certaines traditions. À l’origine, j’étais un navire militaire. J’ai été construite pour la marine nationale allemande il y a presque 40 ans. Je suis née pour protéger des vies, en particulier celles des pêcheurs allemands en Mer du Nord. Après plusieurs années de bons et loyaux services dans les rudes mers septentrionales, j’ai finalement été cédée à une compagnie privée allemande. J’en fus très triste à l’époque. Je me sentis soudain vieille et inutile. Je croyais que je n’allais plus jamais servir à protéger des vies humaines. Désormais je n’avais plus pour mission que de ravitailler des chantiers d’extraction de pétrole ou de diamants, et de participer à l’exploration des fonds marins pour la recherche de matières premières. C’est à cette époque que mon nom est devenu « Aquarius », un trait d’union entre la mer et les étoiles, qui laissait présager des jours meilleurs.

Navigant nonchalamment sur l’océan, j’enviais le bateau ivre chanté par Rimbaud. J’étais loin de me douter que ma vie allait radicalement changer et que j’allais un jour incarner la réalisation du rêve un peu fou et chargé d’humanité de quelques visionnaires. Il y a un an et demi, de l’immensité de l’océan je me retrouvai à croiser en Méditerranée.  Je renouai avec ma mission originelle : celle de sauver des vies. Pas seulement celles d’un groupe de personnes identifiées par leur nationalité. Non, désormais je devais sauver tous les êtres humains risquant de se noyer. Il est parfois difficile, pour ceux qui ne sillonnent pas la mer régulièrement, de comprendre pourquoi pour les gens de la mer l’impératif du sauvetage est aussi primordial. Mais tout marin sait bien que celui qu’il va sauver du naufrage aujourd’hui pourrait être celui qui le sauvera du naufrage demain. Et dans ces moments là, en pleine mer, le salut ne tient qu’au navire le plus proche.

Aujourd’hui, mon port d’attache est Catane, en Sicile. Mais il m’arrive régulièrement d’amarrer dans de nombreux ports du sud de l’Italie, du moins ceux qui peuvent accueillir mes 77 mètres de long. À bord, j’ai un équipage cosmopolite qui parle italien, ghanéen, philippin, espagnol, allemand, ukrainien, lituanien ou grec dans mes coursives, même si la langue officielle chez moi, c’est l’anglais, un anglais teinté d’accents du Monde entier. Les marins professionnels employés par la compagnie allemande, dont les compétences et l’énergie frénétique me surprennent toujours, côtoient des « Médecins sans Frontières » au dévouement incroyable et de secouristes de SOS MEDITERRANEE. J’avoue, j’ai un faible pour eux : ils ont tous des histoires différentes, et ils ont tous une raison différente d’être ici à bord. Ces sauveteurs, la SAR Team, incarnent les facettes les plus variées de l’Humanité, mais ils sont unis par deux pulsions que je ressens au plus profond de moi aussi : l’envie de sauver des vies et l’amour de la mer. Ils créent entre eux une sorte de fratrie qu’il est impossible de décrire par de simples mots et j’ai l’impression de faire un peu partie. J’aime voir comment ces trois « âmes » qui forment mon équipage fusionnent entre elles pour ne faire plus qu’un lorsqu’elles aperçoivent un groupe d’hommes et de femmes entassées les uns contre les autres à la dérive sur d’atroces canots ou d’absurdes bateaux en bois.

Dès qu’un sauvetage s’achève sans incident, je cherche à me faire très grande pour tous les accueillir. Je voudrais pouvoir leur offrir plus que mon dur pont en acier, donner à chacun d’entre eux un peu plus de place et d’intimité, mais quand je vois qu’à peine arrivés à bord, épuisés, ils s’endorment avec la paix d’un enfant entre des bras familiers, je me dis que, pour eux, je suis un peu comme une oasis dans le désert. J’aime tant quand mon pont frémit au son des chants et des bals improvisés, alors qu’ils remercient le ciel d’avoir survécu. Et quelle émotion lorsque les enfants à bord prennent des feutres et dessinent mon portrait, orange, blanc et jaune, et ajoutent un arc-en-ciel au-dessus! Parfois je voudrais ralentir un peu mon allure vers l’Italie pour leur donner encore un peu de ce temps, de ce moment d’insouciance, avant de devoir faire face encore une fois à la réalité. Quelle tristesse en revanche quand, à l’avant, dans mon conteneur rouge, on dépose des sacs blancs, remplis des corps de ceux qui n’ont pas survécu… Dans ces cas-là, j’essaye d’arriver au plus vite à terre, car je sens la peine de mes hôtes qui ont recueilli ces vies brisées.

Même si mon travail est un travail difficile, qui ne devrait même pas exister et qui est souvent critiqué de manière superficielle, moi je me vois comme une ambulance de la mer, sans gyrophares ni sirènes (mais il y en a déjà tellement, de sirènes, dans la mer…). Et maintenant, je suis un navire heureux, et je suis surtout fière de ce que nous faisons, mes hôtes et moi-même : sauver des vies au milieu de la mer. »

Texte : Benedetta Collini

Photos : Hara Kaminara