C’est le deuxième jour à bord pour les 236 rescapés des deux canots secourus par l’Aquarius lors des 21ème et 22ème sauvetages, survenus le même jour. La destination qui nous a été indiquée pour leur débarquement par le Centre de Coordination des Secours Maritimes de Rome (MRCC) est Taranto, dans les Pouilles. Un long trajet qui leur permettra de rester avec nous à bord pendant trois nuits et presque trois jours. Le temps pour eux de se reposer, de recevoir les soins médicaux dispensés par MSF, mais aussi de nouer des liens entre eux et avec l’équipe à bord.
Sur l’Aquarius, on a aménagé sur le pont supérieur des espaces d’accueil bâchés pour les protéger du soleil. Cela permet de dégager le pont inférieur et comme ils sont relativement peu nombreux, ils peuvent circuler facilement. Beaucoup préfèrent toutefois garder leur place « au chaud » et ne pas trop s’en éloigner, surtout si celle-ci semble convoitée. Pourtant pendant tout le trajet, chacun conserve la place qu’il a trouvée à son arrivée, une sorte d’accord tacite entre eux.
Ils se regroupent naturellement entre compatriotes, ou forment de ci-de là des petits groupes qui s’inventent rapidement des occupations avec trois bouts de ficelle. Des bangladais se sont confectionnés un jeu de société à l’aide d’un carton carré, griffonné avec des crayons de couleur. Ailleurs, des sénégalais les imitent. Eux ont inventé un jeu de dames avec un carton et des bouchons en plastique. Annabel, jeune nigériane, a récupéré les cordons des sacs de toile distribués à l’arrivée et contenant une bouteille d’eau, des biscuits énergétiques, serviette, couverture, etc. Avec ces cordons elle a tressé une multitude de jolis bracelets qu’elle a distribué en souvenir à toute l’équipe.
La deuxième soirée à bord, quand la chaleur tombe, c’est une ambiance quasi festive qui gagne le pont. Mariana, anthropologue et journaliste, anime dans la pièce réservée aux femmes un atelier ballons. Assises autour d’elle, concentrées et amusées, elles se mettent à chanter des chansons de Noël tout en confectionnant de jolies fleurs-ballons multicolores, qui envahissent bientôt le pont comme un arc-en-ciel. Avec les crayons de couleurs distribués par Mariana, les femmes s’amusent à écrire leurs noms ou des pensées sur leur T-shirt : Joy.com, Paradise, Star Girl… Elles s’appellent « Joie », « Paradis », « Grâce » ou encore « Cadeau » (Gift). Autour de son col, l’une a griffonné comme une collerette : « J’aime ma vie »… un beau message d’espoir.
Sur le pont, les femmes ont rejoint les hommes. Des chansons s’élèvent dans la nuit. Un groupe de gambiens, assis en rond, répètent en litanie un chant religieux envoûtant. Joyce, assise dans un coin, nous offre un récital de sa voix pure et cristalline. Un peu plus tôt dans l’après-midi, c’est un groupe d’hommes soudanais qui tapaient dans les mains en chantant en arabe des mélodies rythmées. « C’est une chanson du célèbre chanteur soudanais Mahmoud Abdel Aziz, qui parle de bonté et de gentillesse. Nous vous la chantons pour vous remercier de votre accueil », nous disent-ils. Pendant trois jours, de jour comme de nuit, les chants nous accompagnent ici ou là, sans discontinuer.
Avec les papiers et crayons colorés distribués par Mariana, ils ont eu envie d’exprimer leur vécu, leur gratitude ou leurs espoirs. Ils dessinent leur village, une jungle luxuriante remplie d’animaux sauvages, leur canot de fortune, nos canots de sauvetage ou l’Aquarius. Parfois même des barbelés, triste souvenir de leur passage en Libye. Ils dédient des messages d’amitié et d’amour à notre équipe. A chacun d’entre nous, ils offrent un ou plusieurs dessins. L’un deux représente un arbre dans un grand bol d’eau, avec cette légende : « La vie est un arbre, plus on l’arrose, plus elle croît. Retire le meilleur de ta vie. »
« Ne pleure pas, Dieu vous bénisse pour tout ce que vous avez fait pour nous », dit un homme à notre photographe Isabelle au moment du débarquement, deux jours plus tard. Sur la passerelle où ils font la queue pour descendre, sourires, larmes et chaleureuses accolades à celle qu’ils appellent déjà « maman ». Alors nous avons juste envie de leur dire : « Vous aussi, vous avez fait beaucoup pour nous ».
Par Nagham Awada
Crédits photo : Isabelle Serro