Récit de sauvetage : 722 personnes entassées dans un petit bateau de pêche
5 octobre 2016

Cinq heures du matin lundi. Il fait nuit noire en Méditerranée, à 25 milles au nord de Sabratha, en Libye. Le bruit du moteur de l’Aquarius, que je perçois inconsciemment, me sort du sommeil. Deux minutes plus tard, on frappe à la porte de ma cabine, ce qui confirme mes doutes : il s’agit bien d’un sauvetage.

Vingt minutes plus tôt, l’équipage avait repéré un petit point sur le radar. Rien de perceptible à l’œil nu à cette heure-ci sur la mer – il fait nuit noire et on n’entend que le clapot des vagues. Il s’agit sûrement d’un bateau, pas d’un canot pneumatique mais très probablement d’une embarcation en bois. En moins de dix minutes, l’équipe de Recherche et Sauvetage de SOS MEDITERANEE est opérationnelle et les canots de sauvetage prêts à être mis à l’eau.

Les puissants projecteurs de l’Aquarius sondent l’obscurité matinale. Nous sommes à plusieurs heures du lever du soleil. Les deux projecteurs repèrent un objet blanc à quelques miles. Au fur et à mesure que nous nous en approchons, nous voyons clairement qu’il s’agit d’un bateau en bois. Pas d’un bateau blanc comme ceux qui nous sont familiers mais d’une embarcation peinte en bleu, d’environ 20 mètres de long, bref d’un petit bateau.

C’est une situation extrêmement rare et périlleuse. Les bateaux pneumatiques sont fragiles et presque toujours surchargés. Mais avec les bateaux en bois c’est encore pire. Ils sont remplis à ras bord, à tel point qu’ils risquent de chavirer au moindre mouvement de foule ou de panique, c’est là le plus grand danger.

Nos canots de sauvetage arrivent à la hauteur du bateau en bois vers 5h30 du matin. Nous découvrons des centaines de personnes entassées sur le pont, pas une ne porte un gilet de sauvetage. Difficile de dénombrer les enfants, les femmes et les hommes à bord, car il y en a même dans la cale.

Au même moment, nous repérons un autre bateau, un canot pneumatique. Heureusement que nos collègues des deux navires humanitaires le Seawatch 2 et l’Astral de ProActiva Open Arms sont dans les parages et prennent en charge ce sauvetage. L’Aquarius peut donc se focaliser sur le bateau en bois.

Après avoir distribué des centaines de gilets de sauvetage, nous portons secours à vingt femmes et enfants. Nous ignorons le nombre total de personnes à bord. Les rescapés ne parviennent pas à éteindre le moteur du bateau, on ne leur a pas expliqué comment faire. Le sauvetage de ce bateau surchargé en pleine nuit s’avère des plus périlleux.

Le canot de sauvetage de l’Astral vient à la rescousse. Commence alors un constant va et vient avec nos canots pour transborder d’abord les femmes et les enfants, puis les hommes et les jeunes garçons. Cela prend des heures. A 9h nous avons déjà secouru plus de 500 personnes, qui sont saines et sauves à bord de l’Aquarius, mais nous n’en avons pas terminé.

Nous avons demandé aux personnes à bord du bateau en bois de compter ceux qui restaient à bord.

« Il semble qu’il en reste dans la cale, dit Antoine, le pilote de l’un de nos canots de sauvetage. Il en reste encore deux cent à bord ».

Inimaginable, cela veut dire que plus de 700 personnes étaient entassées sur cette petite embarcation.

Les éléments sont avec nous ce matin. Les vagues sont d’une faible intensité et il y a peu de vent. Il nous faudra encore deux heures et demie pour secourir tout le monde. Ce sauvetage, une fois encore est le résultat d’une excellente collaboration avec nos collègues dont la mission est de sauver des vies en Méditerranée. Hier nous avons collaboré avec le Topaz Responder, navire de l’ONG MOAS pour porter secours à 170 personnes entassées sur un bateau pneumatique.

Ce matin, les équipes de SOS MEDITERRANEE et de ProActiva Open Arms travaillent main dans la main. Nous sommes parvenus à sauver 722 vies humaines en six heures. Aucun blessé mais beaucoup sont faibles et fatigués. Il y avait 192 femmes et 530 hommes sur ce bateau parmi lesquels 199 enfants mineurs, dont 9 âgés de moins de 5 ans et 10 femmes enceintes.

« C’est insensé. Déjà hier 170 personnes se trouvaient sur un bateau pneumatique, c’était du jamais vu pour nous. Mais 722 personnes sur un petit bateau en bois, c’est le comble », déclare Yohann, notre coordinateur.

C’est la 30ème opération de sauvetage de SOS MEDITERRANEE mais porter secours à tant de gens en même temps, c’est une première. Nous sommes sous le choc mais néanmoins soulagés que tout se soit si bien passé. Ce sauvetage n’a pas été facile mais nous sommes heureux que tous soient sains et saufs à bord de l’Aquarius. C’est maintenant à notre partenaire médical Médecins Sans Frontières de les prendre en charge. 

Le bateau en bois avait quitté la Libye pendant la nuit.

« Il était environ minuit, a précisé un rescapé Erythréen. Nous avons quitté la côte, près de Sabratha. Nous étions assis, tassés les uns contre les autres, certains étaient même dans la cale. Personne ne voudrait voyager dans des conditions pareilles, ajoute-t-il. On a payé 2200 dollars, uniquement pour le voyage sur ce rafiot. »

La plupart des rescapés viennent d’Erythrée (685), de Somalie (22), d’Ethiopie, du Tchad, d’Egypte, de Palestine et du Soudan. Et nous entendons à nouveau les récits inimaginables sur les traitements abominables qu’ils ont subis en Libye.

L’Aquarius fait route vers le nord. Nous déposerons nos 722 enfants, femmes et hommes en Italie. Ils resteront sur l’Aquarius deux nuits et deux jours pendant lesquels nous prendrons bien soin d’eux.

Par René Schulthoff

Crédits photos : Fabian Mondl