Malgré la période hivernale, les traversées périlleuses se poursuivent au large des côtes libyennes, 280 personnes ont été secourues par SOS MEDITERRANEE samedi 12 novembre. Marie Rajablat, écrivain, invitée à bord pour une rotation de trois semaines, livre son récit d’une journée – très longue – de sauvetage sur l’Aquarius.
« L’attente est longue sur un bateau de sauvetage. Paradoxalement, nous devrions être plutôt satisfaits, car cela signifie que personne n’est en danger. Mais tous ces p’tits gars du monde ne se sont pas fait marins pour regarder les mouettes voler. Ces longues heures de désœuvrement dans un espace restreint sont délicates. Bien que tous aient choisi de partir en bateau pour une ou plusieurs rotation(s) de trois semaines, la vie à bord ne va pas de soi : promiscuité, confinement, limitation éventuelle des réseaux de communication mettent parfois les nerfs à rude épreuve. Mais les mouvements d’humeur tombent aussi vite que l’adrénaline monte dès qu’une « rescue » est annoncée.
Il est 3h45 quand résonnent dans les coursives, les messages radios plus ou moins compréhensibles. Les uns et les autres frappent aux portes qui ne se sont pas encore ouvertes pour s’assurer que tout le monde sera prêt.
Le défilé commence alors au mess. Comme on ne sait pas combien de temps le sauvetage va durer, faut se restaurer. Le nez dans la tasse de café, le pied pas encore assuré, les informations nous arrivent par bribes : un ou deux bateaux pneumatiques (les « rubber boats ») et un gros bateau en bois. Ce qui laisse présager environ mille personnes entassées sur des embarcations plus ou moins endommagées.
Rapidement nous comprenons que nous sommes en charge d’un des petits bateaux. Nous montons donc sur les ponts pour essayer de les repérer. Que ce soit la première fois ou pas, dès que l’embarcation surgit de la nuit, c’est toujours le même effroi qui nous saisit au ventre. Nous restons médusés devant une telle vision. Comment cela est-il possible ?!
L’Aquarius pointe ses projecteurs dessus pour que les personnes à bord sachent qu’elles sont repérées et qu’elles vont être secourues. Un danse étrange et inquiétante commence. Pendant que le petit pneumatique dérive, le gros navire de 77 mètres tourne autour, afin de se positionner au mieux. Le faisceau lumineux suit le pneumatique mais de manière saccadée et parfois quelques secondes suffisent pour que ses passagers se retrouvent dans le noir. Là, leur terreur est palpable. Pour le moment nous sommes encore passifs et ne pouvons que mesurer la vulnérabilité de certains êtres humains.
Puis le grand ballet commence : les deux bateaux de sauvetages feront des aller-retours pendant plusieurs heures pour ramener tout le monde à bord. Les femmes, les enfants, les malades et les blessés à l’abri dans le « shelter », les hommes sur les différents ponts du bateau. Ce premier groupe de rescapés n’a pas trop souffert de la mer. Partis à 3h du matin, ils ont été repérés assez rapidement. Du coup, les hommes, la plupart très jeunes, sont plus sous le coup de l’excitation que de l’effondrement. Ils chantent, rient, se prennent dans les bras les uns les autres.
Un deuxième groupe de rescapés est transbordé d’un autre bateau dans l’après-midi. Comme le matin, Brigitte la sauveteuse, l’infirmière de MSF et moi, la raconteuse, sommes rapidement repérées comme les mamma ou les grand’ma de la troupe de l’Aquarius et nous l’assumons joyeusement.
La carte de l’Afrique Subsaharienne se dessine sur le pont : Le Cameroun, le Nigeria, le Ghana, la Côte d’Ivoire, La Guinée Conakry, le Sénégal et même trois jeunes Egyptiens…
Pendant qu’une partie de l’équipe de MSF soigne et prend soin des personnes du shelter, une autre partie parcourt les ponts avec les équipes de SOS. Si les photographes photographient et les journalistes font leurs papiers, ils s’improvisent aussi « dame pipi », distributeurs de kits de premiers soins, baby-sitter et j’en passe …
La fin d’après-midi, l’excitation tombée, les douleurs du corps, les images passées, les inquiétudes et les angoisses émergent, parfois submergent. Celui d’entre nous qui s’installe sur un pont est alors assailli de plaintes divers et variées pour « voir le Docteur » et « avoir le médicament ». Derrière ces plaintes, qu’elles soient vagues (« j’ai mal là » et la personne montre tout son torse), ou qu’elles soient un inventaire à la Prévert, il y a la multitude de questions qui les assaille, les rêves d’un ailleurs qui vacillent, la peur de se retrouver seul, pour certains des images/flash-back qui leur vrillent la tête, pour tous déjà la nostalgie du pays et le besoin de rassurer leur famille et d’entendre ces voix rassurantes et familières. Alors, il suffit de leur dire régulièrement ce que nous savons, et surtout ce que nous ne savons pas, de nos avancées en mer pour qu’ils soient apaisés. Ce premier jour, on papote, on survole les choses. On a le temps d’apprendre certains prénoms : Samber, Moussa, Mohamad, Victor-Léonard, José, Ali … Si nous avons la chance de rester ensemble quelques jours, nous irons un peu plus loin. Il suffit donc de reconnaître qu’ils ont plein de raisons de se sentir mal pour qu’ils se sentent un peu mieux.
Au fil des heures, ils s’endorment les uns contre les autres. Malheureusement ce ne sera que pour quelques heures, puisqu’à 4h du matin nous transbordons nos 280 passagers sur le Vos Hestia, le bateau de l’ONG Save the Children et c’est lui qui les amènera à bon port en Italie. »
Par Marie Rajablat
Crédits photos : Susanne Friedel