1er épisode : Le troisième sauvetage
Ce matin du 28 mars, septième jour à bord depuis notre départ de Trapani, nous avons aperçu par deux fois de longues traînées de fumée noire s’étaler sur l’horizon. Le signe que des esquifs de migrants ont dû être secourus puis brûlés par les garde-côtes de l’opération Sophia, pour la sécurité des autres navires et pour empêcher que les moteurs des canots soient récupérés par les trafiquants. Mer calme et vent du sud, les conditions idéales pour que les embarcations de fortune affrétées par les passeurs s’élancent des côtes libyennes vers un destin incertain.
Il est 9h47, le Centre de Coordination des Secours Maritimes de Rome nous a demandé de nous diriger plein Ouest vers une zone où plusieurs canots en détresse ont été identifiés. Nous y sommes en une heure et voilà les contours blancs d’un canot de caoutchouc qui se dessinent nettement sur le fond bleu. Il est si proche que nous distinguons la masse compacte des silhouettes verticales qui regardent toutes fixement en direction de l’Aquarius, presque tétanisées. En un quart d’heure notre premier canot s’élance à leur rencontre. Les premiers mots de l’équipe de sauvetage les rassurent : « Nous sommes ici pour vous secourir, nous allons vous emmener en Italie ». On entend monter une clameur, l’excitation de se savoir sauvés ! Les gilets de sauvetage sont lancés, notre deuxième canot est venu en renfort avec plus de gilets. L’instinct de survie est le plus fort, les mains se tendent et les voix fusent, chacun veut être le premier à monter sur le canot qui les emmènera sur le grand navire. Il faut maîtriser leur excitation et Mathias Menge, coordinateur des opérations de recherche et sauvetage de SOS Méditerranée, décide de n’emmener qu’un petit nombre par rotation. Les femmes et les enfants d’abord ! La quatrième et dernière opération consiste à remorquer le canot des migrants pour le rapprocher de l’Aquarius et les voilà tous prêts à grimper à l’échelle. L’impatience des rescapés est telle que les équipes à bord, redoutant un faux pas, doivent crier sans cesse : « Un par un ! » Un homme plus âgé tente de raisonner ses camarades : « Laissez les femmes monter les premières ! » Tout s’est passé très vite, en une heure les 132 migrants secourus, dont sept femmes et trois bébés de treize mois et sept mois, sont en sécurité à bord de l’Aquarius.
2ème épisode : Bienvenue sur l’Aquarius
A bord, équipe médicale et sauveteurs les accueillent avec des « Bienvenue » et des mots de réconfort, on les déleste de leur gilet de sauvetage. Les infirmières de Médecins du Monde prennent les bébés dans leurs bras, consolent les femmes, les emmènent dans la pièce réservée pour elles et leurs petits. Le premier geste à leur arrivée est la prise de température avec un thermomètre électronique et le « triage visuel » qui permettra de détecter les plus vulnérables pour les orienter vers l’ « abri » ou la clinique. Sur le pont est regroupée la majorité des hommes qui n’a pas besoin de prise en charge médicale. A leur départ de Libye, leurs chaussures et leurs vestes leur ont été ôtés par les passeurs et ils vont pied-nus dans des vêtements trop frêles pour les protéger du vent. Quand il forcit sur le pont, ils sont nombreux à grelotter. Plus tard on leur distribuera chaussettes, serviettes, couvertures, savons, et pour certains des vêtements chauds après la distribution d’’eau et de nourriture.
Les visages accusent la fatigue mais de grands sourires les illuminent pendant quelques instants. « Nous ne saurons jamais vous remercier assez », dit un jeune guinéen. Certains se penchent et embrassent le sol. Plus loin un groupe d’hommes est en prière. Avant que l’épuisement ne les gagne, ils sont volubiles, prompts à nous livrer spontanément des bribes de leurs histoires, souvent tristement identiques. A commencer par ces terrifiantes nuit et matinée où ils ont été regroupés à 22 heures sur un rivage et lancés à la mer à 5 heures du matin, non sans quelques brutalités, avec pour tous bagages quelques bidons d’essence, la peur, la soif et la faim au ventre. « Quand on a lu SOS, on a su qu’on n’avait plus rien à craindre, on sait que SOS ça veut dire aider », lance Mustafa, gambien de 28 ans qui a quitté son pays après l’assassinat de sa mère. Ils viennent tous d’Afrique de l’Ouest, ont fui la misère ou la violence pour se mettre à l’abri ou assurer un soutien matériel à leurs familles restées au pays. Ils ont été attirés par les sirènes de la Libye, où les promesses de travail se sont révélées être un piège quasi inextricable : racisme, violence physique et psychologique, travail forcé, séquestration, extorsion, menaces de mort ont été leur lot quotidien, une triste litanie répétée de bouche en bouche. Avec l’impossibilité de retourner dans leur pays, les routes de Libye étant selon leurs récits des coupe-gorges où sévissent milices et check points. Un aller souvent sans retour avec pour seule échappée, la mer.
3ème épisode : 378 migrants à bord de l’Aquarius, un record !
Equipes et migrants sont à peine remis de l’émotion du sauvetage quand le Capitaine reçoit un appel du Centre de Coordination des Secours Maritimes de Rome lui demandant d’accueillir à bord de l’Aquarius 246 migrants supplémentaires, qui viennent d’être secourus par un navire des garde-côtes italiens. Le Capitaine s’enquiert du nombre de femmes, d’enfants, de potentiels blessés. Douze femmes et deux enfants, et un homme blessé au pied. Nous saurons plus tard que sa blessure est due aux longues vis qui dépassent des planches posées par les passeurs au fond du rafiot.
Il est déjà 15h40 quand le transbordement commence. Il faudra onze rotations des deux canots italiens pour faire monter à bord de l’Aquarius les rescapés de deux canots gonflables partis de Libye avant l’aurore. Ce qui frappe, c’est que ces migrants-là ont pu garder leurs jaquettes, parfois même leurs chaussures. Plus tard l’un deux nous expliquera qu’ils sont partis dans un canot payé de leurs poches, non sans l’entremise des passeurs armés et menaçants.
Une femme semble avoir toutes les difficultés à monter à l’échelle. Elle est encouragée de tous côtés et parvient enfin à se hisser. C’est la maman de deux petites filles, Nour, huit ans, et Riya, cinq ans. Elles sont soudanaises, leur papa a été tué en Libye. Elles sont venues avec leur mère, leur oncle et leur tante enceinte, dont le mari a trouvé la mort devant elle. Quand Nour monte à bord dans sa jolie robe rose, c’est comme une corolle qui s’ouvre. Riya lance un sourire désarmant au sauveteur qui l’accueille. On soulève l’homme blessé pour l’aider à monter, son pied enroulé de gaze et de carton, pour l’emmener aussitôt sur la civière.
Le premier groupe de migrants secourus par l’Aquarius observe la scène avec intérêt, mais la fatigue creuse de plus en plus les traits. Il a fallu attendre que soit remonté l’ensemble des 246 personnes transbordées pour organiser la distribution de nourriture. Elle est orchestrée par l’équipe de Médecins du Monde, et une certaine discipline s’impose afin de s’assurer que personne n’a été oublié. Avec un nombre record de rescapés à bord, circuler sur le pont est devenu compliqué et il faut organiser des files assises. Les distributions dureront au-delà de 20h. Migrants et équipes sont épuisés mais tout se passe dans le calme. Le sauveteur de quart ce soir-là a bien du mal à réorganiser l’espace afin que chacun puisse s’allonger ou s’asseoir. Du pont supérieur, la vue de ces vagues de couvertures grises est saisissante.
A l’intérieur, les femmes ont pu se reposer et leurs visages reprennent des couleurs. Riya et Nour dessinent et enlacent les peluches que les infirmières leur ont données. Les petits Godwy et Gostein, jumeaux nigérians de treize mois, sont devenus la coqueluche des équipes à bord. Le papa de la petite Aïcha, sept mois, a pu rejoindre sa femme et son bébé et retrouver avec elles un peu d’intimité. Un nombre supplémentaire d’hommes affaiblis par la fièvre ainsi que les mineurs sont regroupés à « l’abri ». Ils passeront deux nuits à bord, car Rome nous a demandé de les emmener en Sicile. Cette nuit, ils sont à l’abri des vagues. Demain est un autre jour.
par Nagham Awada
Crédits photo : Patrick Bar