Lorsqu’en mars 2016, l’Aquarius, (le navire qu’affrétait SOS MEDITERRANEE avant l’Ocean Viking), porte secours pour la première fois à une embarcation en détresse, les équipes de sauvetage découvrent une réalité méconnue : les rescapé.e.s décrivent la Libye comme « un enfer » où les personnes exilées sont violentées, torturées, réduites en esclavage, parfois assassinées, en toute impunité. Depuis 2023, le racisme et les discriminations envers les populations d’origine subsaharienne notamment, se sont généralisés en Tunisie.
« Tu disparais, c’est tout ! »
En 2017, Sami*, un rescapé de l’Aquarius, dénonçait déjà le racisme envers les personnes d’origine subsaharienne en Libye : « Si tu es noir en Libye et que tu refuses de travailler, ils t’amènent sur la côte, ils te tirent dessus et abandonnent ton corps dans la mer. Tout le monde s’en fiche, personne ne sait où tu es, personne ne viendra te chercher. Tu disparais, c’est tout ». Depuis, nous avons recueilli des centaines de témoignages d’exactions, comme celui de Tevez*, originaire d’Afrique de l’Ouest et secouru en juin 2024 : « En Libye, tu travailles comme un esclave. Tu travailles pour ton maître sans aucune rémunération. Ils viennent te chercher, parfois ils te paient, parfois non. Quand ils t’emmènent travailler, c’est sous la menace des armes. Tu n’oses pas leur désobéir, sinon ils te tuent. C’est ce qu’ils disent, alors tu es obligé de travailler ».
«Les actes de racisme à l’égard des migrants se multiplient en Libye»
Volker Türk, Haut-Commissaire aux droits humains
Si depuis ces premiers témoignages, les Nations Unies ont largement documenté la situation catastrophique en Libye pour les personnes en migration, leur condition ne semblent guère s’améliorer. Un rapport de juin 2024 du Haut-Commissaire aux droits humains1, Volker Türk, parle d’un phénomène de grande ampleur. Des abus généralisés interviennent alors que « les discours de haine et les actes de racisme à l’égard des migrants » se multiplient en Libye, notamment les campagnes de désinformation en ligne prônant « l’expulsion de tous les Africains subsahariens ». C’est dans ce climat qu’un charnier a été découvert en mars dernier dans le sud-ouest de la Libye, contenant « au moins 65 corps présumés de migrants » puis « un autre charnier à la frontière entre la Libye et la Tunisie ».
Violations des droits humains en Tunisie
Le 4 octobre 2024, SOS MEDITERRANEE, aux côtés de 61 organisations de la société civile, a publié une déclaration conjointe dénonçant les graves violations des droits humains en Tunisie dont sont victimes les personnes migrantes, en particulier celles qui sont originaires d’Afrique subsaharienne.
Ce texte faisait état d’un racisme institutionnalisé et des actes xénophobes à l’encontre des personnes d’origine subsaharienne en Tunisie, à la suite de la déclaration de février 2023 du président Kaïs Saïed accusant des « hordes de migrants clandestins » de faire partie d’une « entreprise criminelle » visant à « changer la composition démographique » du pays. Une vague d’hostilités s’est alors déchaînée à l’encontre des étudiant.e.s et des migrant.e.s » originaires d’Afrique subsaharienne. Ainsi, de nombreuses violences ont été constatées et ont mené à l’augmentation des tentatives de départ par la mer depuis la Tunisie. De multiples arrestations arbitraires ont également été documentées, y compris de femmes et d’enfants, et leur transfert à la frontière tuniso-libyenne, en plein désert, sans eau ni nourriture. Entre juin 2023 et novembre 2024, au moins 12 010 personnes ont ainsi été expulsées, selon la Mission d’appui des Nations Unies en Libye.2
Trafics entre Tunisie et Libye, en mer et sur terre
Des témoignages recueillis par des organisations de la société civile font par ailleurs état de « la vente de migrants » à des groupes armés libyens3. Plusieurs personnes secourues par SOS MEDITERRANEE ont aussi rapporté récemment que les forces de sécurité les ont transportées de force jusqu’à la frontière et remises à des milices ou forces libyennes. Ces dernières les ont ensuite conduites dans des centres de détention où elles ont été victimes de violences et d’abus.
Charly*, originaire d’Afrique de l’Ouest et secouru par l’Ocean Viking en janvier 2025, décrit un véritable trafic organisé entre la Tunisie et la Libye, entre la terre et la mer. « Une fois dans l’eau, les garde-côtes tunisiens nous ont arrêté.e.s. […] Ils nous ont emmené.e.s à Sfax, nous ont assis.e.s par terre et ont commencé à nous frapper. Ensuite, nous avons vu arriver de très longs bus. Ils nous ont attaché les mains avec des liens en plastique […]. Ils nous ont transporté.e.s dans ces bus sans sièges ; nous étions assis.e.s par terre, les mains attachées derrière le dos, et ils nous frappaient. Nous avons passé dix heures dans ces bus. Nous avons été torturé.e.s et on nous a dit que ‘’les noir.e.s’’ ne devraient pas venir en Tunisie. En arrivant dans le désert, nous avons vu des camionnettes libyennes, et les Tunisiens nous ont vendu.e.s à des ravisseurs. […] Les Libyens exigent ensuite une rançon, et si vous ne pouvez pas payer, ils vous jettent en prison. Ils vous torturent et appellent votre famille pour exiger une rançon. »
Deux États financés par l’Europe pour refouler les personnes en détresse en mer
Mais qu’en est-il en mer ? En 2018, une nouvelle région de recherche et de sauvetage est créée en Libye. Il s’agit d’une zone, située dans les eaux internationales, où les sauvetages sont de la responsabilité du pays en question. Parallèlement, l’Europe envoie des équipements, forme et finance les garde-côtes libyens pour intercepter, en toute illégalité, les embarcations en détresse qui tentent de fuir ce pays où les droits des personnes sont bafoués. En juin 2024, la Tunisie obtient à son tour la reconnaissance de sa région de recherche et de sauvetage, et bénéficie également des largesses d’une Europe qui externalise ses frontièresen déboursant des millions d’euros.
Le soutien de l’Union européenne (UE) aux autorités libyennes et tunisiennes pour renforcer leurs capacités à effectuer des patrouilles a entraîné une augmentation massive des interceptions et des renvois forcés à terre. En 2023, 29 % des personnes tentant la traversée avaient été interceptées ; en 2024, ce chiffre a bondi à 45 %, avec au moins 55 205 personnes renvoyées de force en Libye et en Tunisie4, alors même que le cycle de violences à leur égard perdure dans ces deux pays.
Pourtant, le droit maritime stipule qu’une personne secourue en mer doit être débarquée dans un lieu sûr, où ses besoins fondamentaux sont assurés. Dans les circonstances actuelles, la Libye et la Tunisie ne peuvent pas être considérées comme des pays sûrs pour les personnes qui fuient les violences et y sont ramenées de force.
En outre, nombre de ces personnes ont témoigné de pratiques dangereuses lors des interceptions en mer, notamment des manœuvres risquées, des violences physiques, le retrait des moteurs et des menaces avec des armes à feu. Bien que condamnées par des expert.e.s de l’ONU en octobre 20245, ces pratiques continuent.
* Les prénoms ont été modifiés pour sauvegarder l’anonymat des personnes qui témoignent
[1] Des migrants et réfugiés toujours victimes d’abus flagrants et généralisés en Libye, dénonce Volker Türk – https://news.un.org/fr/story/2024/07/1146916
[2] Conseil de sécurité des Nations Unies (2024), Mission d’appui des Nations Unies en Libye: Rapport du Secrétaire général (S/2024/895), para. 62.
[3] RR [X] (2025), State Trafficking: Expulsion et vente de migrants de la Tunisie à la Libye. 30 témoignages d’une frontière extérieure de l’UE (29 janvier).
[4] L’interprétation des données sur les interceptions doit être abordée avec prudence, car des lacunes significatives subsistent concernant les interceptions au large des côtes tunisiennes. Pour l’année 2023, des divergences notables existent : des organisations telles que le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), l’OIM et le Global Initiative Against Transnational Organized Crime (GI-TOC) ont enregistré environ 40 000 interceptions, alors que la Garde nationale maritime tunisienne a déclaré avoir intercepté plus de 80 000 personnes à la fin de l’année (voir Alarm Phone, 2024, Interrupted at sea, p. 9). Les données pour 2024 restent incomplètes, car des organisations de la société civile, comme le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), rapportent que les autorités tunisiennes ont cessé de publier des informations sur les interceptions en juin 2024. Ces incohérences rendent difficile la détermination de l’évolution réelle des interceptions, entre changements effectifs des opérations et variations de la disponibilité des données. Les données sur les interceptions au large de la Libye utilisées dans ce rapport proviennent de l’OIM Libye.
[5] OHCHR (2024), Tunisie : les experts de l’ONU s’inquiètent de la sécurité des migrants, des réfugiés et des victimes de la traite des êtres humains (14 octobre); voir aussi Alarm Phone (2024), Mer interrompue : les pratiques illégales et violentes de la garde nationale tunisienne en méditerranée centrale (20 juin).
Photo en haut de page : Laurin Schmid/SOS MEDITERRANEE