« C’est toujours la même indignation qu’au premier jour ! »
10 mai 2023

Alors que ce dernier trimestre a été le plus meurtrier depuis 2017 en Méditerranée centrale, Sophie Beau, directrice et co-fondatrice de SOS MEDITERRANEE, revient sur huit années d’existence de l’association, dans un contexte d’intervention qui ne cesse de se détériorer en Méditerranée centrale. Un constat amer en ce 9 mai, jour-anniversaire de la création de l’association de sauvetage en mer.

Un véritable « effroi » saisit respectivement Sophie Beau, humanitaire française, et Klaus Vogel, capitaine allemand, en ce 1er novembre 2014, à l’arrêt de l’Opération Mare Nostrum menée par la marine italienne. Cette décision de supprimer le seul dispositif que les États européens aient jamais consacré au sauvetage en Méditerranée centrale leur fait pressentir qu’« un véritable désastre humanitaire » est à venir.  La nécessité d’affréter un navire civil de sauvetage humanitaire s’impose alors en cette fin d’année 2014 au capitaine de marine marchande. Après une première prise de contact début 2015, Sophie et Klaus décident de s’atteler ensemble, en mobilisant leurs compétences professionnelles respectives, à la création d’une association européenne de sauvetage en mer.  

Ouvrir un espace humanitaire en mer et sauver des vies  

En avril 2015, se souvient-elle, deux terribles naufrages endeuillent la Méditerranée. « Le premier fait plus de 400 morts, et le second 800 morts, c’est du moins ce qu’on pensait à l’époque, mais en fait il s’avère qu’il y a eu 1200 victimes. Et on pleurait de rage d’entendre que cette situation dramatique prenait une telle intensité, alors qu’on n’en était qu’aux prémices de notre projet ». 

Le 9 mai 2015, en cette Journée de l’Europe, Sophie et Klaus, officialisent la création de SOS MEDITERRANEE à Berlin, en présence d’une trentaine de citoyen.ne.s européen.ne.s engagé.e.s, « un moment solennel et grave, très émouvant » se souvient-elle.   

Huit ans après la création de SOS MEDITERRANEE, c’est à la fois une fierté d’avoir pu secourir plus de 37 000 personnes, qui sont aujourd’hui en vie, et, en même temps, c’est toujours la même indignation qu’au premier jour parce que cette situation ne devrait pas exister. 

Le 20 février 2016, Sophie Beau et Klaus Vogel accueillent la foule à Marseille sur l’Aquarius pour une journée de visite du public « Open Boat ». L’Aquarius quitte le lendemain le port de Marseille pour rejoindre la Méditerranée centrale et mener sa première mission de sauvetage. Crédits photo : Antenne 13 / SOS Méditerranée

Un cynisme politique accru face à la situation en Méditerranée centrale 

Aujourd’hui, Sophie déplore « une véritable détérioration du contexte : l’urgence humanitaire perdure en Méditerranée centrale, il y a toujours beaucoup de morts, beaucoup de naufrages, et ce qui prédomine aujourd’hui c’est ce cynisme politique qui s’est accru. » 

La directrice de SOS MEDITERRANEE France, dont le navire continue malgré les obstacles, à secourir en mer des personnes en danger de mort, se désole de la succession ininterrompue des naufrages en ce printemps 2023. Quand le Croissant-Rouge libyen déplorait des dizaines de corps retrouvés sur ses rives, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) recensait encore 300 personnes noyées en Méditerranée en 10 jours entre le 18 avril et le 27 avril. La porte-parole de l’OIM parlait du premier trimestre 2023 comme le plus meurtrier en Méditerranée centrale depuis 2017.  

De manière constante, SOS MEDITERRANEE  dénonce l’inaction des membres de l’Union européenne, qui « savent ce qui devrait être fait et ne font rien » pour stopper cette situation dramatique.  

Les États détournent les yeux, criminalisent les humanitaires et nous empêchent de mener nos actions de sauvetage. La conséquence, c’est qu’aujourd’hui, l’espace humanitaire qui s’est péniblement maintenu, et que nous avions réussi à ouvrir en Méditerranée, est sur le point de se refermer. 

12 DATES-CLÉS À RETENIR  
  • 3 octobre 2013 – Le naufrage de Lampedusa fait 366 morts face aux côtes siciliennes. En réaction, l’Italie lance l’opération de sauvetage Mare Nostrum, qui permet de secourir plus de 150 000 personnes.  
  • 1er novembre 2014 – Faute de soutien des autres États européens, l’opération Mare Nostrum prend fin un an seulement après sa création. Elle cède la place à Triton, une opération de surveillance européenne des frontières menée par Frontex. 
  • 9 mai 2015 – Devant le drame humanitaire qui se déroule en Méditerranée centrale et l’absence de moyens de sauvetages européens, une humanitaire française, Sophie Beau, et un capitaine allemand, Klaus Vogel, signent la création de SOS MEDITERRANEE à Berlin. 
  • 2 septembre 2015 – Le corps du petit Syrien Aylan Kurdi, trois ans, est retrouvé sur une plage en Turquie. Sa photo fait le tour du monde et émeut l’opinion publique. 
  • 3 février 2017 – Les chef.fe.s d’États et de gouvernements européens adoptent la Déclaration de Malte dans laquelle ils s’engagent à soutenir les garde-côtes libyens, à qui est déléguée la coordination des opérations de recherche et de sauvetage dans les eaux internationales au large de la Libye.  
  • 17 juin 2018 – À la suite de la fermeture des ports italiens aux navires humanitaires par Matteo Salvini, l’Aquarius débarque à Valence (Espagne) les 630 personnes secourues dix jours plus tôt à quelque 1500 km de là.  
  • Fin juin 2018 – Une Région de recherche et de sauvetage libyenne est mise en place au large des côtes libyennes, dans les eaux internationales. Soutenues par l’Europe, les autorités maritimes libyennes interceptent les naufragé.e.s et les renvoient en Libye. Depuis cette date, les autorités maritimes libyennes qui devraient assurer la coordination des sauvetages dans cette zone, sont en réalité totalement défaillantes. La Méditerranée centrale redevient un trou noir. 
  • 14 septembre 2019 – Après 14 mois de fermeture des ports aux ONG, l’Ocean Viking est le premier navire humanitaire autorisé à débarquer dans un lieu sûr en Italie. De longues périodes d’attente en mer avant de pouvoir débarquer les personnes rescapées sont désormais la norme.  
  • 22 juillet 2020 – Le navire de SOS MEDITERRANEE est soumis à un long contrôle de l’État du port à Porto Empedocle en Italie, qui aboutit à une détention de l’Ocean Viking de cinq mois. Cette détention prend fin le 21 décembre après de longs et coûteux aménagements et de nombreuses formalités administratives. De 2017 à ce jour, la criminalisation des ONG de sauvetage par les autorités italiennes mène à la réduction des moyens de recherche et de sauvetage déjà insuffisants en Méditerranée centrale. À de nombreuses reprises, l’Ocean Viking est soumis à des inspections minutieuses et répétées conduisant parfois à sa détention. 
  • 11 novembre 2022 Après 21 jours d’attente en mer sans réponse des autorités maritimes compétentes pour la désignation d’un lieu sûr, l’Ocean Viking débarque 230 personnes rescapées, extrêmement éprouvées, à Toulon, en France : une première.  
  • 3 janvier 2023 – Un nouveau décret-loi italien entre en vigueur. Depuis, les ONG obtiennent rapidement un port sûr après un sauvetage, mais à plusieurs jours de navigation au Nord. On éloigne ainsi les navires de secours civils de la zone des naufrages. La mortalité en mer les quatre premiers mois de l’année atteint des niveaux inégalés depuis 2017.  

Lire le dossier de presse pour toutes les dates-clés de SOS MEDITERRANEE en mer 

Lire le dossier Mobilisation citoyenne : la force de l’indignation pour les dates-clés à terre  


Crédit photo : David Orme / SOS MEDITERRANEE