Comment parler de naufrage aux plus jeunes?
25 novembre 2022
« Ce qui m’a rendu triste, c’est qu’on les maltraite, et ce qui m’énerve c’est qu’on leur demande beaucoup d’argent pour monter sur des bateaux en mauvais état, et après ils meurent ! »

Un élève de 4e au collège Reynier à Six-Fours-Les-Plages traduit l’émotion que partagent les élèves qui participent à une séance de sensibilisation : la surprise, d’abord, puis souvent la tristesse et la colère. « Ils partent car dans leur ville, il y a la guerre, la pauvreté, les mariages forcés. Il y a aussi des enfants qu’on oblige à se battre » résume-t-il après le passage d’une bénévole de SOS MEDITERRANE dans son établissement, en février 2022. 

Une réalité à transmettre aux citoyen.ne.s de demain 

La sensibilisation scolaire – qui a permis de toucher quelque 70 000 jeunes à ce jour – n’est pas une activité secondaire pour l’association de sauvetage en mer : mise en place dès sa fondation en 2015, elle s’insère dans sa mission de témoignage dans une perspective de transmission de valeurs et de réflexion sur le monde dans lequel vivent les jeunes, comme l’explique Lise, bénévole dans l’Hérault. « Les enfants sont très souvent exposés à des images choc dans leur quotidien, que ce soit sur internet ou à la télévision. Donner du sens, expliquer ce qui se joue quand ils voient des bateaux surchargés et des enfants de leur âge, ou même plus jeunes, secourus, est évidemment essentiel : non seulement ces explications ont un effet apaisant (mettre des mots sur une réalité difficile), mais elles participent aussi à la construction de ces futur.e.s citoyen.ne.s. » 

Texte et dessin à Lyon, Acrostiche à Frontignan, ou nuages de mots à Six-Fours-les-plages… Autant de travaux réalisés par les élèves, selon leur âge, en écho à la séance de sensibilisation scolaire dispensée par les bénévoles de SOS MEDITERRANEE dans leur établissement.  

La plupart des enseignants y voient une matière pédagogique qui intéresse vivement les élèves, et qui peut être exploitée en géographie, en histoire, en français voire pour d’autres matières. La question de la migration est inscrite au programme de 4e, dans le cadre duquel SOS MEDITERRANEE intervient régulièrement, sur invitation des enseignant.e.s. « Grâce à des témoignages de personnes rescapées, les élèves ont pu comprendre à la fois les raisons de leur migration et les difficiles conditions de vie durant leur trajet » explique une enseignante de ce collège du Var. On nous rapporte d’ailleurs régulièrement que leurs élèves restent marqué.e.s longtemps après une séance de sensibilisation, les discussions sur le sujet revenant parfois plusieurs mois après l’intervention… 

C’est ce que j’aime des ados : les mots employés sont absolus.  

Claire, marin-sauveteuse

Dans certains établissements, ce sont parfois des personnes rescapées ou des membres de l’équipe en mer qui interviennent, comme Claire, marin-sauveteuse, récemment intervenue dans un lycée de Saint-Nazaire avec l’antenne bénévole bretonne. 

« Il y a des vraies différences entre les élèves du collège et du lycée ! Au collège, les jeunes sont parfois naïfs, mais ils sont trop mignons ! Ils posent des questions comme « pourquoi ils ne prennent pas l’avion ? » Mais ce sont d’excellentes questions, qui permettent d’aller à la racine du problème ! J’adore les ados ! Avec les lycéens, c’est davantage la géopolitique qui va être questionnée : « pourquoi l’Europe ne les aide pas quand ces personnes se noient ? » 

Sensibilisation scolaire dans un collège lyonnais.  Crédits : Nadine/SOS MEDITERRANEE 

De l’émotion pure 

Ce qu’apprécie particulièrement la jeune marin-sauveteuse avec ce public jeune, « c’est qu’on les sent tout de suite très concerné.e.s. On reçoit en permanence des retours comme ‘’je n’étais pas au courant que c’était si dur pour les personnes en migration ! Je suis révolté.e !  C’est insupportable !’’  Leurs retours sont très puissants, très émotifs, plus intenses que ceux des adultes.  Et c’est ce que j’aime des ados : les mots employés sont absolus. C’est de l’émotion pure ! Et après une séance, beaucoup demandent :’’qu’est-ce que je peux faire pour aider ?’’  On entend souvent dire qu’il est difficile de mobiliser les jeunes, mais c’est faux ! Leur envie de s’engager est immense. »   

Quand Claire s’occupe des plus petits, elle essaie de « faire abstraction de ce qui les attend » pour ne pas se faire envahir par la tristesse. Avec les adolescents, plus proches d’elle en termes d’âge, que ce soit en mer ou en classe, la connexion est souvent immédiate.  Crédits : Laurence Bondard / SOS MEDITERRANEE 
S’adapter aux publics de 8 à 25 ans avec les bons outils 

Animation via l’utilisation du photolangage, album jeunesse sur l’histoire de la petite Mercy, visite virtuelle du navire, table pédagogique représentant la carte de la Méditerranée, témoignages d’adolescent.e.s rescapé.e.s en vidéo d’animation, documents pédagogiques, débats… Selon l’âge, les bénévoles peuvent choisir parmi une kyrielle d’outils mis à leur disposition. La préparation des élèves en amont par l’enseignant.e est également très importante. Mais ce sont presque toujours les histoires, le vécu des rescapé.e.s comme des marins, qui les interpellent le plus. 

« J’ai une petite histoire que je raconte souvent aux élèves pour illustrer la précarité des personnes que nous secourons, et qui semble parler aux jeunes » raconte Claire. « Il se trouve que j’ai des tatouages partout sur le corps, dont une paire de petits ciseaux dessinés à côté d’une cicatrice, comme si les ciseaux avaient découpé à cet endroit-là. Un jour sur l’Ocean Viking, il y avait peu de rescapé.e.s à bord : nous avions donc le temps de discuter un peu. À un moment, l’un des jeunes remarque ces petits ciseaux et me dit qu’il aimerait le même tatouage vis-à-vis de ses cicatrices. Il soulève son t-shirt et là, je vois tellement de cicatrices qu’il n’y a même plus de place pour la peau ! Ces cicatrices étaient bien la démonstration de toutes les horreurs que ces personnes subissent en Libye et durant leur parcours migratoire, notamment la torture… Alors je ne me suis pas démontée et je lui ai dessiné des dizaines et des dizaines de petits ciseaux sur le corps ! On a rigolé ensemble. C’est difficile à expliquer ces moments hors du temps qui subliment une situation dramatique ; on est dans un rapport d’humain à humain, le reste n’existe plus. » 

La table pédagogique est l’un des outils préférés d Éloise lorsqu’il s’agit d’interagir avec les plus jeunes. Crédits : Hara Kaminara / SOS MEDITERRANEE 

Éloise, bénévole elle-même âgée d’à peine 16 ans, a un contact très facile avec les plus jeunes. Sur les stands ou ailleurs, elle favorise une discussion ouverte plutôt qu’une présentation figée : « Des fois, j’ai des enfants qui viennent du Maroc, de la Syrie, ou d’ailleurs… On regarde sur la carte où se trouve leur pays, et ça nous donne un point de départ pour leur parler de la Méditerranée. D’autres me disent ‘’j’ai un oncle qui a traversé la mer’’ ou bien ‘’ma maman elle est partie de Syrie car il y avait la guerre’’.  Et de voir sur la carte cette immense étendue d’eau, ça aide à se rendre compte que c’est un voyage de plusieurs centaines de kilomètres qui n’est pas anodin, qui est très dangereux… » 

Faut-il parler de la mort au primaire ? 
Mai 2022, Montpellier. Crédits : Patrick / SOS MEDITERRANEE 

« Au primaire, nous sommes plutôt sollicités par les enseignants du cycle 3 (CM1-CM2). Nous sommes déjà intervenu.e.s devant des enfants plus jeunes (CE1) mais c’est un peu tôt. À partir de 9 ou 10 ans, un vrai échange peut s’instaurer avec des élèves qui seront bientôt au collège et dont les profs, en général, ont déjà éveillé l’esprit critique », explique Lise. 

Contrairement au discours réservé aux plus âgés où est abordée la mortalité en Méditerranée centrale, la trame que les bénévoles proposent aux primaires est  axée sur les actions de sauvetage de l’Ocean Viking, navire-ambulance de SOS MEDITERRANEE. On fait le parallèle entre les ambulances à terre et le sauvetage en mer, on relate des histoires d’enfants . « Bien sûr, certains enfants nous demandent si des gens se noient malgré tout et nous leur disons la vérité, sans en rajouter. On ne donne pas de statistiques qui pourraient être angoissantes ou, a minima, peu concrètes pour eux. (…) Le but n’est pas de provoquer des réactions d’inquiétude. » 

Des ouvrages qui traitent de la question des migrations destinés aux plus jeunes sont parfois utilisés au primaire ou lors d’événements : raconter une histoire singulière pour parler d’un phénomène plus large fonctionne bien avec ce public.   Crédits : Patrick / SOS MEDITERRANEE

Pour Lise, ce public est particulièrement motivant : « les plus petits sont toujours extrêmement intéressés et montrent une très grande empathie. Pour les bénévoles qui interviennent aussi dans le secondaire, animer des séances en école primaire est une vraie cure d’humanité et de générosité. Ils posent toujours énormément de questions très pratiques, beaucoup sur le métier de sauveteur et sauveteuse (plusieurs affirment vouloir faire ce métier plus tard) et sur le quotidien des enfants à bord. On sent qu’ils s’identifient à eux. »  

Ainsi, que ce soit en classe ou lors d’ateliers publics, d’expositions de photos ou autre, la sensibilisation des enfants et des adolescent.e.s constitue pour SOS MEDITERRANEE une façon de transmettre les valeurs de solidarité chère aux gens de mer à la génération suivante. Et comme le dit si bien l’auteur Daniel Pennac dans la préface du livret pédagogique qui sert de guide aux bénévoles qui parcourent les classes, il s’agit de faire d’eux « des citoyens lucides et réfléchis qui, demain, voteront sans peur, en toute connaissance de cause, dans le respect des valeurs de solidarité qui font votre honneur, c’est à dire votre véritable identité. » 

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