[À TERRE] « La Pêche du jour » au théâtre du Rond-Point : un cri contre l’indifférence
10 janvier 2022
« Ce texte d’Éric Fottorino n’est pas seulement magnifique. C’est une œuvre radicale, qui pousse la logique de la lâcheté de notre indifférence jusqu’à se retrouver dans la peau de cet ancien professeur d’Humanités qui vend la chair des migrants morts en mer sur son étal de poissons », explique Jacques Weber qui incarne ce personnage grinçant dans une lecture engagée de la nouvelle « La Pêche du jour », livrée au théâtre du Rond-Point dès le 21 janvier au profit de SOS MEDITERRANEE.

Ému par un texte qui montre « le refus d’écouter ce qui se passe très près de chez nous, où tous les jours, des gosses, des femmes meurent en mer », Jean-Michel Ribes veut agir pour changer les choses. Depuis 2001, il est aux commandes du théâtre du Rond-Point, célèbre pour ses choix engagés et les débats sociétaux qu’il suscite. « La création artistique est déjà, en soi, un acte de révolte » annonce le directeur. C’est lui qui a voulu mettre en scène le texte d’Éric Fottorino publié dans Le 1. Pour lui, cette nouvelle constitue « un rappel à l’humanité, un constat de l’indifférence des pays dits civilisés face à cette tragédie ». Par cette production, il cherche à faire émerger « un peu plus de communication véritable sur ces gens qui se noient » et contrarier les discours démagogiques et anxiogènes du moment : « Non ce ne sont pas tous des terroristes ! » C’est encore lui qui a téléphoné au siège de SOS MEDITERRANEE un matin de décembre pour offrir de reverser tous les bénéfices des représentations à l’association humanitaire, « parce que j’admire son engagement et son travail de sauvetage pour les migrants ».

En ce 13 janvier 2022, les acteurs Jacques Weber et Lola Blanchard (au centre) répètent en présence du directeur du théâtre du Rond-Point, Jean-Michel Ribes (à droite) et de l’auteur, Éric Fottorino (à gauche). Un moment fort pour les un.e.s et les autres.
Crédit photo : Giovanni Cittadini-Cesi
« Le Yéménite, plus fin que la bonite. »

« La question des migrants m’a toujours interpellé » lance Éric Fottorino. Auteur, journaliste et fondateur de l’hebdomadaire Le 1, il y publie de nombreux reportages sur les naufrages en Méditerranée, des témoignages, des enquêtes, « des photos de migrants marchant en plein désert ou enfermés dans les geôles libyennes, en butte aux pires maltraitances ». Mais sans avoir le sentiment de vraiment toucher l’opinion. « J’ai mesuré combien les mots semblaient s’user, perdre de leur portée. Comme si au fond on s’était habitués peu à peu. Ce texte a jailli spontanément un soir de juin dernier. Une phrase qui m’a traversé l’esprit et ne m’a pas lâché : le Yéménite, plus fin que la bonite. Comme s’il fallait en passer par l’horreur pour secouer les consciences. » Ici est née cette analogie déconcertante qui ne laisse personne indifférent. « Montaigne estimait que les soi-disant cannibales n’étaient pas ceux qu’on croyait, a rappelé récemment le professeur Marc Porée dans son analyse de la Pêche du jour. Il fallait à mes yeux cette fable sombre et macabre pour brandir devant nous un miroir qui n’est pas déformant. »

L’ancien patron du journal Le Monde voulait ainsi alerter sur un constat simple et pourtant inaudible : « forcer des hommes, des femmes, des enfants, à n’avoir d’autre issue que de s’embarquer dans des conditions toujours plus dangereuses pour quitter des pays où ils sont menacés de mort est criminel. Nous devons faire cesser toutes les causes qui font de nous-mêmes, à nos corps défendants, les complices de ces actes criminels. Comment ? C’est le rôle des États, de l’Europe, de savoir accueillir dignement ces populations, et c’est à nous médias de combattre la désinformation qui alimente la peur, les fantasmes, et le repli sur soi. »

Le texte de Éric Fottorino, servi par Jacques Weber et Lola Blanchard, utilise l’ironie comme une arme d’interpellation massive contre la renonciation aux valeurs de justice et de solidarité. « Le monde n’est pas juste. Mais qu’est-ce que j’y peux ? Je dois penser aux vivants, à ma famille que je dois nourrir, pas aux morts. Si j’y pensais, je ne penserais plus qu’à ça tellement il y en a. En réalité, ils comptent pour du beurre. Surtout les Noirs. Vivants, ils n’existaient pas ; noyés, ils existent encore moins. Éjectés de leurs pays, éjectés de leurs bateaux et, pour finir, éjectés des statistiques. Un bataillon de fantômes. Et pourtant, parfois… »
Crédit photo : Giovanni Cittadini-Cesi
L’espoir… de l’autre côté du miroir de l’indifférence

Lola Blanchard, 26 ans, tout juste sortie du conservatoire et aussitôt repérée par Jean-Michel Ribes pour donner la réplique à Jacques Weber, veut encore croire à un éveil possible des consciences. Pour elle, si relayer la mort de milliers de personnes en Méditerranée par les médias « de manière froide et désincarnée, avec des chiffres, contribue à une certaine lassitude », la fiction, au contraire, peut avoir un impact sur le public. « Au théâtre, on prend le temps de raconter une histoire, qui peut toucher l’émotion, d’autant que cette histoire est écrite avec beaucoup de finesse. Le personnage du pêcheur de migrants intrigue, interpelle. Ça va toucher droit chez l’humain. On vous décrit l’horreur dans une espèce d’indifférence lisse. Et c’est précisément cela qui fait qu’on en sort forcément secoué.e. On se fait prendre au jeu. »

D’abord ébranlée par « un texte dérangeant », la jeune comédienne a reçu une vraie décharge contre l’indifférence, « qui me dit que je ne suis pas totalement déshumanisée. Quand on se pose cette question – et elle est glaçante – et qu’on prend conscience de notre déshumanisation, alors il reste un peu d’espoir, oui. ‘’La Pêche du jour’’ n’est pas un texte moralisateur, mais pour autant, il nous tend un miroir, à nous qui sommes de l’autre côté. »

« Il faut réapprendre à écouter nos sentiments, refuser l’intolérable et accepter d’ouvrir les yeux sur ce qui se passe, et voir que nous sommes en train de nous tromper lorsque nous sommes englués dans l’indifférence. On est forcés d’avoir de l’espoir car sans espoir il n’y a plus de vie. Je crois en la lumière qui est dans chacun et chacune de nous. Il est peut-être tard pour un tas de chose, mais je pense qu’on est encore capables de se réveiller et de retrouver notre humanité. »

« Face à la haine de l’autre, il faut crier ! » Jacques Weber

Jacques Weber porte de sa voix grave le personnage ambigu du poissonnier qui, contre toute apparence, finit par montrer plus d’humanité que les responsables de la situation dont il tire pourtant les sinistres bénéfices. Ce texte « qui vous saisit à la gorge » inspire une révolte dont le comédien ne peut pas se détourner. « Notre silence nous rend complices de la lâcheté des peuples devant ce qui se déroule sous nos yeux ! » gronde-t-il. Et de citer cette phrase forte : « Ce spectacle, c’est nous qui le voyons, c’est nous qui vous évitons de le voir ! » Selon J. Weber, rien de plus intolérable que de « fermer les yeux et de laisser la mer devenir un charnier », tout en se rengorgeant que « la Méditerranée est le berceau de notre culture ».

En ces temps d’élections, continue-t-il, « les propos qui touchent aux migrations ne concourent qu’à entretenir un système d’indifférence devant la mort de milliers d’êtres humains ! Face à la haine de l’autre, il faut crier ! Non pas avec véhémence, mais avec élégance. Et ce texte, c’est justement cela : un cri élégant ! »

Le comédien rappelle que « le théâtre du Rond-point a toujours été un lieu de questionnement sur le monde » qui nous entoure, un lieu de prise de position politique. « Avec cette lecture, nous partageons notre désarroi, notre émotion. C’est une lecture sale, à vif. Et je n’espère qu’une chose, c’est de remuer le plus de gens possible ! » L’invitation est lancée.


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