Marie Rajablat, écrivain, navigue depuis deux semaines à bord de l’Aquarius. Deux semaines marquées par des naufrages meurtriers en Méditerranée dont l’Aquarius a accueilli certains rescapés. Après les sauvetages des 14 et 15 novembre, une fois libérée de son « watch » sur le pont arrière, Marie rejoignait sa cabine et prenait sa plume pour raconter ce qu’elle avait vu, entendu et vécu à bord.
« Sauvetages et transbordements terminés, l’Aquarius plein à craquer fait route vers l’Italie. Je passe et repasse sur les ponts, pour voir si tout va bien. Remplir une bouteille d’eau pour l’un, chercher la couverture de l’autre, donner régulièrement des informations à tous, sur là où nous en sommes de nos opérations, tout ceci n’est que prétexte à « être avec ». Naviguer avec plus de 400 personnes exténuées, percluses de douleurs et de souvenirs terribles, nécessite une grande vigilance pour que tout se passe bien et que chacun des marins, des sauveteurs et des soignants puisse remplir sa tâche dans de bonnes conditions et mener tout le monde à bon port.
Moussa (*) est assis avec ses copains, sur un des coffres du pont bâbord. Dans ces circonstances et dans ces conditions, deux jours et deux nuits suffisent pour que des liens se tissent : – « Viens Mama, t’as dit que tu étais l’écrivaine du bateau. Je voudrais que tu écrives l’histoire de mon ami Sila. Quand je pense à mon ami Sila, paix à son âme, c’est terrible ce qui lui est arrivé. Pendant toute la traversée c’est lui qui m’a encouragé à ne jamais perdre l’espoir. Il me disait : pourquoi Allah nous aurait conduits jusqu’ici pour nous y abandonner alors qu’Il sait pourquoi nous sommes partis. Il sait que nous sommes partis pour aider nos familles à vivre mieux. Si nous mourrons, c’est plein de vies qui sont mises en danger… Aie confiance mon ami. Allah est grand. Il faut supporter, on va y arriver … ». Moussa me décrit ensuite l’état des personnes assises autour de lui dans le bateau. Tous avaient faim, froid. La plupart souffraient du mal de mer car la mer était grosse. Au fil des heures, certaines personnes ont commencé à flancher et à glisser au fond du bateau. L’ami de Moussa en faisait partie : – « Dans le bateau, j’avais mal au ventre et lui aussi. Il avait avalé de l’eau et du gazole. Je l’ai tenu jusqu’au bout, je voulais pas dormir pour pas le quitter, pour pas qu’il tombe complètement au fond du bateau … ». Moussa se tait un long moment, appuie sa tête contre la tôle du bateau. Je vois bien qu’il serre les dents mais les larmes finissent par couler. Henri, son copain, tourne la tête. Lui aussi pleure. Moussa reprend : – « Il m’a vomi dessus. Il m’a chié dessus. Je lui tenais la main parce qu’on avait peur. Et maintenant il n’est plus là et moi je suis vivant… Tu vois, la nuit dernière, je me suis réveillé en sursaut. Je croyais qu’on était encore sur ce bateau. Ça bougeait sur le pont. Quand j’ai regardé autour de moi ça m’a fait bizarre. Si je ferme les yeux, je vois mon ami. Mais si j’ai les yeux ouverts, je le vois aussi ».
Henri me raconte à son tour : – « C’est vrai Mama, on pensait qu’on allait mourir. Moi aussi j’ai eu peur pour mon petit frère. Il avait avalé beaucoup de gazole et d’eau salée. Il répondait plus. Quand l’hélicoptère est venu le chercher hier soir, j’ai cru que je l’avais perdu. J’ai cru qu’il était mort … Comment j’allais dire ça à mes parents … Dieu merci il va mieux… ». Henri se mure en lui-même et fixe l’horizon.
Brahim écoute ses aînés, lui aussi, les yeux rivés dans le vague, comme s’il était encore dans le bateau. Il restera ainsi pendant plusieurs heures. Je ne lui demande rien mais le garde à l’œil. Quand je reviens le voir à la tombée de la nuit, je lui demande comment il va : – «J’étais dans le bateau où il y a eu 99 morts. Je sais que vous avez des morts dans le bateau. Je voudrais savoir si mes copains sont dans le bateau ou s’ils sont restés dans la mer ». Avec l’aide de ses voisins, il me fait une liste de 9 jeunes. Il me décrit les vêtements que chacun portait, et leurs éventuels signes distinctifs. Après vérification, aucun d’eux n’est à bord. Ils se sont donc tous noyés.
Sur le même bateau que Brahim, il y avait aussi Zeineb. C’est la seule femme qui ait survécu. Mariée de force il y a quelques années, Zeineb décide de fuir les mauvais traitements que son mari lui fait subir. Elle part avec Fatiah, son amie, qui elle, compte rejoindre son mari arrivé en Italie l’été dernier. Tout de suite Zeineb me raconte : – « Dès le départ, des gens ont dit qu’on ne pouvait pas partir avec ce bateau, parce que le moteur faisait un drôle de bruit et qu’il y avait de l’eau au fond. On les a battus et jetés dedans. On ne pouvait pas faire marche arrière. On est parti dans la nuit, vers minuit ou une heure du matin. Il y avait beaucoup de vent. L’eau montait de plus en plus. Les gens dans le bateau avaient peur. Y’en avait qui criaient, d’autres qui appelaient Dieu. Des hommes disaient de ne pas bouger pour ne pas renverser le bateau. Ça a duré longtemps comme ça, peut-être deux ou trois heures, j’en sais rien. Puis les vagues sont devenues plus fortes et le bateau a chaviré. La plupart ne savait pas nager. Le bateau était poussé par le vent. Les gens s’accrochaient les uns aux autres. Tout le monde criait. Le bateau était de plus en plus loin. Je ne sais pas comment j’ai réussi à le rattraper. Je ne sais pas nager. Des hommes ont retourné le bateau et sont remontés dedans mais ils empêchaient les gens de monter. Les deux femmes que tu m’a montrées sur les photos tout à l’heure, elles avaient réussi à remonter dedans mais les hommes les ont repoussées dans l’eau. C’est pour ça qu’elles se sont noyées. Et quand j’ai réussi à m’accrocher aux cordes, ils nous repoussaient aussi. Alors le bateau est arrivé et ils ont lancé des gilets de sauvetage. Là aussi, les hommes, ils voulaient pas qu’on les attrape. Alors je me suis accrochée au dos d’un garçon qui avait un gilet et on est venu me chercher». Quand je demande à Zeineb si elle a eu peur, elle me répond toujours sur le même ton monocorde, que non. Mais comme les autres elle voit les visages des gens qui se noient autour d’elle, qu’elle ferme les yeux ou pas, elles les entend crier leurs dernières paroles… «Maintenant, je ne peux plus voir la mer ». Et effectivement, elle n’est pas sortie une seule fois du shelter depuis qu’elle est arrivée.
On pourrait croire que Mambie s’en sort mieux que les autres. « Je voulais partir de mon pays parce que là-bas, je ne trouvais pas de matériel pour faire mes chaussures, mes ceintures et mes sacs. Je suis cordonnier. C’est mon métier… ». Et le voilà de m’énoncer tous les pays qu’il a traversés à la recherche de cuirs pour ses souliers. Mambie est volubile, il me regarde dans les yeux, me prend à témoin, s’exalte : – « C’est important Mama d’avoir de bonnes chaussures pour tenir debout et aller là où on veut … ». Puis soudain, au milieu d’explications confuses sur la confection des chaussures à talon, il s’arrête et son regard se perd au loin : « C’était dur la prison… suis arrivé d’Agadès à Tripoli… … En Libye, ils n’aiment pas les noirs … on nous jette en prison … j’y suis resté sept mois… j’ai réussi à m’échapper … j’avais peur de la mer mais je n’ai pas eu le choix … ». A toute personne qui s’arrête pour lui parler, Mamabie débite son histoire de cordonnier, exactement dans le même ordre, avec les mêmes explications, aux mêmes endroits, puis il s’arrête. Entre la prison et l’Aquarius, c’est comme s’il ne s’était rien passé…
Moussa a 19 ans. Il vient de Côte d’Ivoire. Henri a 18 ans. Il vient du Cameroun. Brahim a douze ans. Il vient du Sénégal. Zeineb a 19 ans. Elle vient du Mali. Mambie a 18 ans. Il vient de Gambie.
Ce matin, avec tous leurs compatriotes, ils ont foulé pour la première fois le sol Italien. »
Par Marie Rajablat,
Crédits photos : Susanne Friedel
Les prénoms de tous ceux qui ont bien voulu témoigner, adultes comme enfants, ont été changés. Chacun a choisi son pseudonyme.