Le calvaire des mères de la Méditerranée
11 décembre 2017

Ces derniers mois, la proportion de femmes et d’enfants parmi les naufragés secourus en mer par SOS MEDITERRANEE tend à augmenter, rendant d’autant plus criant le drame humain qu’endurent les migrants et les réfugiés de l’autre côté de la Méditerranée. La plupart des femmes accueillies à bord de l’Aquarius sont meurtries par des violences sexuelles répétées, la plupart des enfants sont nés ou ont grandi derrière les barreaux en Libye avant d’être poussés avec leur mère sur des embarcations de fortune en Méditerranée. Sans oublier les femmes enceintes.

Accouchement en cours sur l’Aquarius

A l’heure où nous écrivons ces lignes, l’Aquarius navigue vers la Sicile avec à son bord 450 personnes originaires d’une vingtaine de pays différents d’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Côte d’Ivoire, Guinée Conakry, Mali…), d’Afrique du Nord mais aussi d’Erythrée, de Syrie, de Libye, de Palestine, du Pakistan…

Parmi eux, 101 mineurs, dont 60 non accompagnés et 78 femmes, dont six sont enceintes. L’une d’elles a même commencé le travail et a été prise en charge par l’équipe médicale de Médecins Sans Frontières (MSF), partenaire médical de SOS MEDITERRANEE, dès son transbordement. Une date symbolique pour l’Aquarius, car aujourd’hui, 11 décembre, correspond justement à la date anniversaire de la naissance de Favour, qui voyait le jour sur l’Aquarius un an plus tôt, dans des conditions tout aussi difficiles.

Tous sont rescapés d’un probable naufrage et des exactions dans les camps de détention en Libye. Une jeune Guinéenne secourue samedi a ainsi raconté aux volontaires de SOS MEDITERRANEE comment, dans un centre de détention, elle a eu la lourde tâche d’appeler la famille d’une de ses codétenues pour lui annoncer une terrible nouvelle. « Le jour de la visite d’officiels guinéens dans la prison, mon amie a eu peur que ce soit un mensonge et d’être kidnappée et torturée, alors nous nous sommes cachées. Quelques jours plus tard, elle a été violée et frappée par nos tortionnaires libyens et elle est morte ».

« Allez mourir en Méditerranée »

Le 25 novembre dernier, l’Aquarius secourait un canot en bois où s’entassaient 421 personnes dont 40% étaient des femmes. Deux jours plus tôt, elles étaient 57 sur un total de 171 passagers à bord d’un canot pneumatique.

 « Ils nous ont dit : « allez mourir en Méditerranée » avant de nous pousser à bord du canot ». Cette phrase prononcée par une des femmes secourues en mer résonnait encore dans la tête des sauveteurs, des équipes médicales, de l’équipage de marins mais aussi des journalistes qui revenaient, éprouvés, de la trentième campagne de sauvetage de l’Aquarius en Méditerranée.

Sur le quai du port de Catane, en cette fin novembre ils regardaient, le cœur serré, les naufragés descendre un à un de la passerelle. Les femmes enceintes et familles avec enfants d’abord, puis les mineurs non accompagnés, puis les hommes. De tous ces visages, ils savaient que certains resteraient figés à jamais dans leur mémoire.

« Le lendemain du sauvetage du canot en bois, un jeune érythréen qui nous avait aidés comme interprète auprès des autres passagers qui ne parlaient que le tigrinien, m’a tiré par le bras et pris à part », racontait l’un des journalistes qui se trouvait à bord pendant cette semaine dramatique en Méditerranée.  « Il m’a emmené à tribord, jusqu’au banc en bois où nous nous asseyions encore la veille pour regarder le coucher de soleil. Recroquevillée dans sa couverture, la tête couverte d’un voile, une jeune femme visiblement angoissée l’attendait. « C’est ma femme, elle voudrait savoir si elle est enceinte » m’a dit le jeune homme. Je les ai immédiatement accompagnés à la clinique pour qu’ils puissent rencontrer la sage-femme » poursuivait le reporter d’un ton grave.

Ces enfants nés du viol

En sortant de la consultation, la jeune femme a fondu en larmes. Depuis des mois elle voyait son ventre gonfler, persuadée qu’il s’agissait d’une maladie, d’un « abcès » ou d’une infection due à la malnutrition, à l’eau non potable qu’elle n’avait eu d’autre choix que de boire pour survivre dans le désert, aux coups reçus par des passeurs ou au manque d’hygiène dans les centres de détention en Libye où il n’y avait ni sanitaires, ni visites médicales. Mais non, ce ventre enflé était le stigmate de la pire violence que cette jeune femme ait subie au cours de ce voyage : violée à répétition par des soldats au Soudan devant les yeux de son mari que les gardes venaient d’enchaîner à un parpaing en plein soleil.

« Malgré la souffrance que leur procurait la confirmation de cette grossesse, le jeune couple a eu le courage de nous raconter ce voyage atroce. Ils voulaient que le monde entier sache ce qu’endurent les réfugiés, et tout particulièrement les femmes de l’autre côté de la Méditerranée, pour faire en sorte que cela n’arrive à personne d’autre » poursuivait le journaliste. « Quelques minutes plus tôt une autre rescapée m’avait confié que toutes les femmes du groupe secouru la veille avaient été violées au moins une fois avant la traversée. Recueillir le témoignage de ce couple a été une prise de conscience brutale que tout cela était bien réel ».

Les équipes médicales à bord de l’Aquarius estiment qu’environ 8% des femmes retrouvées en mer sont enceintes. Même si beaucoup refusent de l’admettre, car ces grossesses sont souvent consécutives à des violences sexuelles répétées pendant la période d’incarcération en Libye et parfois avant même de quitter leur pays d’origine.

Les témoignages de ces femmes sont si terribles que les retranscrire est une épreuve en soi. « Une des femmes m’a expliqué qu’elle avait été pénétrée avec un canon de kalashnikov, à plusieurs reprises. Comment est-ce qu’un être humain peut imaginer et infliger de telles tortures à un autre être humain ? » confiait, hébétée, en début d’année, une sage-femme de l’Aquarius. « J’ai entendu certains récits similaires des dizaines et des dizaines de fois, mais je ne peux pas m’y habituer. Certaines des femmes ont été tellement malmenées, surtout les mineures, qu’elles ne font plus la différence entre une relation sexuelle consentie et un viol » poursuivait-elle.

Une jeune Nigériane de 24 ans lui confiait ainsi comment, un soir, elle avait dû fuir son village « à cause de Boko Haram ». « Cette nuit-là, j’ai perdu la trace de mes sœurs et un homme dans la rue m’a dit qu’il pouvait m’aider. Il m’a emmenée dans une maison où il y avait beaucoup d’Arabes et j’ai été violée. J’étais vierge. Je ne me rappelle pas de ce qu’il s’est passé après, mais quand je me suis réveillée, j’étais dans une voiture avec d’autres femmes et elles m’ont dit qu’on allait en Libye. J’ai été enfermée dans une prison et la seule échappatoire c’était le bateau pour l’Italie » lui racontait cette jeune femme qui venait de découvrir qu’elle était enceinte de 15 semaines. « Elle m’implorait : ‘Aidez-moi, je ne veux pas de cet enfant !’ ». Je me demande ce que toutes ces femmes sont devenues après le débarquement, j’espère qu’elles ont été prises en charge et protégées par les autorités européennes » s’inquiétait la sage-femme de Médecins Sans Frontière avant de quitter Catane pour repartir en mission à l’autre bout du monde.

 « Mon bébé est né dans le désert »
 

A bord de l’Aquarius « la prise de conscience est brutale ». Les femmes secourues en mer, les mêmes qui exultent à la vue des premières lumières de la côte italienne, qui regardent l’horizon à travers les hublots avec un regard rempli d’espoir, ces femmes portent en elles des blessures profondes mais invisibles.  Les enfants qui se ruent sur les jouets et les crayons que leur tendent les volontaires, qui demandent un deuxième gobelet de porridge, qui font rire tout l’équipage épuisé par des opérations délicates, ces enfants sont pour la plupart nés dans le désert ou dans les centres de détention en Libye.

En cette fin novembre, les sauveteurs de SOS MEDITERRANEE ont retrouvé un bébé âgé de tout juste trois jours sur l’un des canots perdus au large de la Libye. Ils ont retrouvé aussi le corps d’une femme qui avait accouché quelques jours plus tôt d’un enfant mort-né sur une plage. Ils ont écouté enfin une des rescapées raconter comment une femme était morte en prison en Libye après avoir donné naissance à un bébé.

« Dans la prison, une femme est morte après avoir accouché, nous avions coupé le cordon ombilical avec du fil, parce qu’il n’y avait rien, pas de médecins, pas de soins. On ne se lavait pas. On nous mettait de la drogue dans la nourriture pour nous faire dormir, l’eau n’était pas potable » a raconté cette jeune maman camerounaise, en berçant un bébé. « Mon enfant est né dans le désert du Niger. En Libye nous avons été en prison pendant 5 mois à Sabratha, avec le bébé. Je continue de l’allaiter pour le protéger. Il a un an et demi, il fait plus grand que son âge, c’est à cause de tout ce qu’il a vu » poursuivait-elle en essayant de calmer le bébé en pleurs.

« Quand il ne pleure pas, tout ce qu’il dit c’est « pan pan pan », c’est à cause de ce qu’il entendait en Libye ».

A la veille des célébrations de Noël, le calvaire de ces mères, de ces femmes violées et persécutées, de ces enfants poussés vers la mort en Méditerranée dans les bras de leurs parents prend une dimension encore plus intolérable.

En 22 mois de mission, SOS MEDITERRANEE a secouru plus de 25 000 personnes en mer, dont 16% de femmes et près de 34% de mineurs.

Face à une situation d’urgence persistante et au manque de réaction des responsables européens devant la remise en cause de valeurs humaines fondamentales aux portes de l’Europe, l’Aquarius s’apprête à passer un nouveau Noël en Méditerranée centrale pour secourir ceux qui cherchent à fuir l’enfer, pour les protéger et pour continuer à témoigner de la réalité vécue par ces hommes, femmes et enfants en quête de protection.

Photo : Archives Anthony Jean / SOS MEDITERRANEE

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