“Mes dames prennent aussi soin de moi”
11 juillet 2017

Verena Papke, responsable de l’association SOS MEDITERRANEE Allemagne, a passé trois semaines à bord de l’Aquarius au mois de juin. Dans le “shelter”, lieu réservé aux femmes et enfants secourus en Méditerranée, elle a rencontré Alice, 28 ans, la sage-femme de MSF. La jeune française, qui a embarqué il y a quelques semaines sur le bateau de sauvetage de SOS MEDITERRANEE lui raconte les coulisses de cette mission atypique et bouleversante. 

Alice, 28 ans, sage-femme à bord de l’Aquarius, est l’une des personnes les plus impressionnantes que j’ai rencontrée pendant les trois semaines que j’ai passées à bord. Ce n’est que sa deuxième mission pour Médecins Sans Frontières, “mais sûrement pas la dernière”, dit-elle. “J’ai parfois l’impression d’être un prof de gym” s’amuse-t-elle. “Une sage-femme passe son temps à répéter “respire, respire”.

Alice, qui a grandi dans un petit village du sud de la France, est devenue sage-femme il y a cinq ans. Au cours de ses études à Londres, elle a travaillé en Ethiopie. En 2016, elle part en République Démocratique du Congo pour sa première mission avec Médecins Sans Frontières. Ces expériences en Afrique, loin de la réalité des hôpitaux et cliniques londoniens, lui ont permis de comprendre les femmes qu’elle recueille dans le shelter de l’Aquarius et de nouer des liens spéciaux avec ses “protégées” pendant les quelques heures au cours desquelles elle est amenée à les accompagner.

J’ai passé de longues heures à parler avec Alice, à l’épauler dans son travail à bord, auprès des femmes naufragées. Alice m’a raconté son expérience au cours de ces trois premières semaines à bord de l’Aquarius.

Verena : “Ce doit être assez différent d’être sage femme à bord de l’Aquarius, par rapport aux conditions de travail dans hôpital?”

Alice : “Pendant mes études pour devenir sage femme au Royaume Uni, les cours et la préparation portent essentiellement sur la grossesse. Mais aucun cours ne te prépare à ce que tu vas vivre en travaillant pour Médecins Sans Frontières. Les tâches de la sage-femme sont élargies à la santé féminine en général. C’est bien plus que la seule naissance. Beaucoup des femmes que nous recevons en consultation n’ont vu ni docteur, ni sage-femme, pendant toute la durée de leur grossesse. Elles arrivent à bord avec ces ventres énormes, mais elle n’ont jamais vu un professionnel avant. Pour moi c’est un moment encore plus important, et je tiens à ce qu’elles se sentent uniques, et à leur faire sentir que leur bébé aussi est unique”.

Alice explique qu’au cours du premier enregistrement, lorsqu’elles arrivent à bord, la plupart des femmes ne cachent pas leur grossesse. Pour celles qui ne sont pas sûres, Alice prescrit un test de grossesse pour s’assurer que la mère et l’enfant sont en bonne santé, malgré tout ce qu’ils viennent de traverser. Au cours du dernier sauvetage avant cet entretien, 120 femmes avaient été recueillies à bord de l’Aquarius. Pendant les heures qui ont suivi, je n’ai pas beaucoup vu Alice sur le pont. Elle était trop occupée dans le “shelter” avec “ses dames”, comme elle aime les appeler. Les consultations débutent à neuf heures le matin, lorsqu’il y a des naufragés à bord, et Alice termine rarement son service avant huit heures et demie le soir.

Verena : “Est-ce que tu t’attendais à tout ça avant d’embarquer sur l’Aquarius?”

Alice : “Honnêtement, je ne savais pas à quoi m’attendre, jusqu’au moment où j’ai commencé à travailler à bord. Un jour, j’ai fait 37 consultations en une journée et à la fin de la journée, j’étais totalement épuisée. Une de “mes dames” a remarqué que j’avais oublié de noter sa pression et j’ai du la mesurer de nouveau. Elle m’a dit “Oh Alice, vous êtes très fatiguée”. Mes dames prennent aussi soin de moi… Comme Jamila*, qui m’a demandé si j’avais mangé, parce qu’elle ne m’avait pas vue sortir de la clinique de toute la journée.

Verena : “Combien de tests de grossesse sont positifs?”

Alice : “Sur les 120 femmes que nous avions à bord après le dernier sauvetage, nous avons fait 22 tests. Et 20 femmes ont passé un contrôle de grossesse. Parfois ça me rend triste, parce que deux de ces femmes étaient enceintes suite à un viol (…). En général, je ne leur demande pas trop de détails, surtout si leur grossesse est avancée, parce que nous savons que nous ne pouvons rien faire, et puis je n’ai pas la formation pour leur apporter une aide psychologique. 48 heures à bord, c’est trop court pour commencer une thérapie, mais je leur demande toujours si elles ont subi des violences. Le problème, c’est que beaucoup d’entre elles n’associent pas le viol avec un acte de violence (…). Comme Jamila, qui voulait un test de grossesse, parce que sa seule préoccupation était d’être enceinte et de ne pas être mariée”

Alice parle avec les femmes pendant les consultations. Parfois, elles se livrent et racontent les enlèvements, les tortures, les assassinats, leurs maris assassinés, et elles qui se retrouvent avec un cadavre sur les bras, sans nulle part où aller. “Quand elles commencent à me raconter ces choses là, j’essaye de creuser un peu et je leur demande si elles ont été victimes de violence, si elles ont été violées, si quelque chose leur est arrivé”. Mais il faut retenir ses larmes, surtout ne pas craquer devant les patientes. Ce n’est que le lendemain matin, lorsqu’elle doit écrire les certificats médicaux, que la jeune sage femme est rattrappée par ses émotions.

Verena: “Veux-tu partager une de ces histoires avec moi?”

Alice : “Une des rencontres qui m’a beaucoup marqué était celle avec Jamila, 16 ans. Jamila me demandait ce que signifiait mon nom. Je n’en n’avais aucune idée, je suis juste Alice. Mais je lui ai demandé ce que voulait dire Jamila. Et elle m’a dit “Belle et belles choses”. Jamila, belle et belles choses, c’était tellement joli… Mais Jamila avait été kidnappée au Nigeria. En réalité, elle-même ne savait pas trop. Elle racontait qu’une gentille dame l’avait récupérée dans la rue, alors qu’elle mendiait et vendait de l’eau. La dame lui avait promis à manger. Ensuite elle a été mise dans une voiture qui a roulé pendant des heures, Jamila commencait à s’inquiéter pour ses parents qui ne savaient pas où elle était. Jamila a alors dû jurer d’obéir à sa nouvelle “tata”. A ce moment là, elle a commencé à avoir très peur. La dame lui a fait traverser le désert avec un groupe d’autres personnes. Ils ont eu un accident et huit personnes sont mortes, dont la dame qui l’avait emmenée. La jeune fille a été amenée dans un centre de détention dans le désert, un centre géré par un nigérian, très violent. Un jour, un homme est venu la chercher et lui a dit qu’il allait l’aider. Il l’a fait sortir du centre de détention et accompagnée chez lui, où elle devait faire le ménage et la cuisine. Au bout de trois jours, l’homme a commencé à prétendre à des relations sexuelles, qu’elle refusa, n’étant pas mariée. Il l’a alors menacée de la rammener dans le centre de détention. “Alors je l’ai fait”. J’ai essayé de lui expliquer que ce n’était pas normal, que c’était du viol. Mais pour elle, le problème principal, c’est qu’elle n’était pas mariée à cet homme et qu’elle n’a pas eu ses règles le mois suivant. Et lorsqu’elle a parlé de ce retard à l’homme en question, il l’a alors vendue à un autre intermédiaire libyen qui l’a renvoyée en centre de détention. Jamila y est restée deux semaines, avant qu’on ne l’amène une nuit sur la plage et qu’on la fasse monter sur une bateau. Je lui ai demandé si elle savait où est ce qu’ils allaient, elle m’a dit “non”. Elle ne savait pas où elle allait et tous ceux qui posaient des questions étaient battus. A peine accueillie à bord de l’Aquarius, Jamila s’est inquiétée de savoir si elle était enceinte, parce qu’elle n’avait pas eu ses règles depuis le viol. Alors je lui ai prescrit le test de grossesse et il était positif. C’est le seul moment où elle a montré un signe de panique, pendant tout son récit elle était complètement hébétée. Elle était inquiète parce que les femmes enceintes dans son village étaient mariées. Je lui ai dit que lorsqu’elle arriverait en Italie, elle pourrait prendre la décision de ne pas garder l’enfant, si elle ne le voulait pas. Et Jamila m’a dit “je ne veux pas le garder. Parce que je veux avoir un enfant un jour avec mon mari”. Je lui ai dit que personne n’avait le droit de la forcer à avoir des relations sexuelles, que cela n’était pas normal. Elle m’a répondu qu’elle voulait juste ne pas retourner dans ce centre de détention dans le désert. C’était probablement une victime de traite, elle avait certainement déjà été violée auparavant. Voilà le type d’histoires très dures que j’entends à bord”.

Verena : “Est ce que tu sais ce qui arrivent à celles qui ont été victimes de viol et se retrouvent enceintes suite à ce viol? Qu’arrive-t-il ensuite aux femmes victimes de violence? »

Alice : “Je ne sais pas. La dernière fois, quand nous avons débarqué à Salerno, ils ont emmené toutes les femmes dans une tente militaire où ils avaient monté une clinique spéciale pour les femmes.”

Notre conversation glisse lentement sur le travail quotidien dans le “shelter”.

“Parfois, c’est la pagaille totale ici. Quand je sors les jouets pour les enfants, quand il y a trop de monde dans le shelter, j’essaye toujours de trouver un moyen d’éviter la pagaille”.

Quand elle a une pause, entre les consultations, Alice s’asseoit et discute avec les mamans, joue avec les enfants.

“L’autre jour, quand je suis sorti du fond de la clinique, les femmes m’ont demandé si elles pouvaient avoir du poulet et du riz. Je leur ai répondu “D’accord, vous trouvez comment je pourrais cuisiner pour 100 personnes et ensuite on le fait ensemble”. Elles ont rit avec moi. Une autre fois, alors que le shelter était déjà comble après un sauvetage, quelques femmes m’ont demandé si le bateau faisait route vers l’Italie. Je leur ai dit que e bateau était encore en mer, pour aller sauver d’autres personnes en détresses. Elles se sont regardées et m’ont fait remarqué qu’il n’y avait plus de place dans le shelter. Je leur ai dit “Eh bien on va faire de la place!”. Elles continuaient d’insister, disant qu’il n’y avait plus de place. Alors je leur ai dit. “Très bien, alors on va devoir les laisser dans l’eau”. Elles m’ont regardé, et elles ont dit. “Non non, on ne veut pas ça, on va leur faire de la place”.

On oublie souvent que les femmes naufragées ne se connaissent pas. Je demande à Alice comment elles se sentent toutes ensemble, dans le shelter. Elle me répond que les conditions à bord ne sont pas idéales, mais que c’est déjà beaucoup mieux que dans les centres de détention. Au moins, chaque femme a une couverture, et surtout, elles sont en sécurité.

Verena : “Où est-ce que tu trouves toute ton énergie?”

Alice : J’ai la chance d’avoir une équipe merveilleuse. Ce sont les meilleurs, tous. Les médecins sont exceptionnels et le reste de l’équipe est fantastique. Des gens incroyablements bons. Ce sont eux qui me donnent toute mon énergie. La nuit, quand j’ai eu une dure journée et que je descends à la cantine en pleurant ils me disent “ce n’est pas grave Alice, on pleure tous, tout va bien ». Et ils me montrent une vidéo stupide. Et mon équipe médicale, ils me donnent carte blanche, ils sont toujours là quand j’ai besoin d’eux. Ce sont les meilleurs, ils sont géniaux. Voilà d’où je tire mon énergie”

Après deux jours passés ensemble à bord, Alice dit au revoir à ses dames, les dossiers médicaux entre les mains, elle espère que son travail va aider les femmes à obtenir l’asile. Il y a beau avoir des centaines de femmes à bord, Alice les appelle toutes par leur prénom et elle les salue l’une après l’autre à l’arrivée. Son principal objectif est de leur rendre leur dignité. Et les appeler par leur prénom est un premier pas. “Elles se sentent uniques, parce qu’elles le sont. Elles sont incroyablement uniques, et elles ont enduré tellement d’épreuves!”

Alice restera à bord de l’Aquarius jusqu’au mois d’août. Elle a promis de me rendre visite à Berlin. Je l’attends déjà avec impatience”.

*les prénoms ont été changés par respect de l’anonymat.

Texte et interview : Verena Papke

Traduction : Mathilde Auvillain

Photos : Verena Papke et Susanne Friedel